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La Fiammetta, qu’il écrivit à ce moment de sa vie, reste son chef-d’œuvre et un des plus beaux romans du monde. Les amours de Pamfilo, jeune marchand florentin, et de Fiammetta, noble Napolitaine, le départ de Pamfilo et son ingratitude, le désespoir de Fiammetta, tels sont les élémens de ce simple drame, où la vie déborde et la passion parle toute pure. Qui restera froid aux lamentations de la femme abandonnée, consumée d’amour, de regret, de jalousie, de remords ? C’est une des plus belles figures de femme désespérée que l’art ait peintes. C’est une Ariane, mais une Ariane moderne et chrétienne, et la confusion de son inutile péché est plus de la moitié de sa douleur. Je ne pense pas qu’après les vers immortels de Catulle, rien d’aussi beau, en ce genre, ait été écrit. Le talent de Boccace est en pleine floraison. Il s’est défait du fatras grec et romain qui encombrait souvent ses premières œuvres : « vous ne trouverez ici, dit-il, ni fables grecques pleines de nouveaux mensonges, ni batailles troyennes dégouttantes de beaucoup de sang. » Mais vous y trouverez cette plastique idéale et antique qui rajeunit le génie italien, et vous garderez dans les yeux des images charmantes d’un paganisme tout pittoresque, comme celle-ci, qui semble détachée d’une fresque de Botticcelli : « Il me semblait être seule en un pré, que protégeaient des ardeurs du jour de beaux arbres feuillus. Et là, ayant cueilli diverses fleurs, car l’herbe en était toute diaprée, je les ramassais de mes mains blanches, en un pan de mon vêtement ; puis je les choisissais une à une pour en faire une belle guirlande et m’en orner la tête. Et ainsi parée, telle que fut Proserpine quand Pluton la ravit à sa mère, je marchais, à travers le jeune printemps, en chantant. »

Y a-t-il dans le Décaméron quelque trace de cet idéal ? Assurément. Je n’en veux pour preuves que ces charmans intermèdes qui séparent les journées, ces danses, ces chants, ces propos élégans, ces groupes charmans d’hommes et de femmes, parmi des paysages jeunes et virgiliens, semés de belles architectures antiques. Mais comment entendrons-nous alors les grossièretés qui vont passer sur les lèvres de ces poétiques interlocuteurs ? Les mêmes âmes sont-elles capables de passer ainsi de Virgile à Pétrone, de Théocrite à Apulée ? Ce contraste même nous est la preuve de la vérité du tableau qui nous est présenté.

Quoi qu’en dise l’auteur, tous les interlocuteurs du Décaméron sont Napolitains. Il reprend pour eux les pseudonymes mythologiques qui lui ont déjà servi à dissimuler ses amis de Naples. C’est Pampinea, c’est Pamfilo, c’est Fiammetta, avec ses « cheveux d’or