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de la civilisation napolitaine. C’est un monde élégant, spirituel, corrompu, gracieux, muni d’une religion superficielle et peu sérieuse. Comme dans toute société raffinée, les femmes tiennent un rang de haute autorité. Laissez mourir seulement le roi Robert, dont la grave, douce et sereine figure couvre encore quelques années les désordres intimes du royaume. Alors domineront, sur un pays décomposé, quelques femmes, illustres à jamais par leur luxe, leurs vices, leurs remarquables talens, Jeanne, l’impératrice Catherine, et cette merveilleuse intrigante, Filippa la Catanaise. « De nos jours, le monde est aux femmes ! » dit Boccace, et il s’en indigne ; car n’oubliez pas qu’il méprise les femmes, qu’il est partisan des vieux usages et de la haute autorité maritale. Il s’indigne pour le principe et se soumet fort doucement. Comme le monde où il vit, il est lui-même « tout aux femmes. »


II

Boccace était revenu à Florence en 1341 ou 1342. Son père était devenu veuf ; mais, malgré ses soixante ans et son caractère morose, il ne put longtemps supporter la solitude. Il se remaria avec Bice Bostichi, et en eut un fils, Jacopo, dont notre Boccace fut tuteur en 1350, après la mort du père.

Boccace avait quitté Naples avec d’amers regrets : « Pensez, dit-il, si je fus dolent, et de quel cœur amer j’abandonnai ce lieu gracieux. Là, tout est beauté, noblesse, mots plaisans, mérites singuliers, exquise bonne grâce et amour. Là où je vais n’est que mélancolie et tristesse… Ah ! combien se peut dire heureux qui se possède tout entier en liberté ! Oh ! vie joyeuse et belle plus que toute autre ! » Après plus de dix ans de cette liberté, il revoyait le toit paternel détesté. Il y demeura peu, et en fut peut-être chassé par les nouveaux projets matrimoniaux de son père. Bien peu de temps après son retour, le 13 décembre 1342, il achetait une maison dans la paroisse Sant’Ambrogio.

Il continua à Florence sa vie napolitaine, et nous apprend, en se noircissant lui-même, comme d’habitude, qu’il y jouissait d’une assez médiocre renommée. Ses poèmes et ses romans de cette époque, les meilleurs et les derniers, l’Ameto, la Fiammetta, étaient destinés à son public napolitain, et continuaient la série commencée à Naples. Son principal établissement est désormais en Toscane ; il y garde ses livres, et les nymphes qu’il évoque sont des « nymphes fiesolanes. » Mais la ville reste napolitaine[1].

  1. Boccace alla-t-il à Paris, comme plusieurs auteurs l’ont cru sur la foi d’une nouvelle du Décaméron ? Le fait est douteux. Cependant j’ai lieu de croire qu’il savait le français.