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Peut-être avait-il reçu d’elle, avec le sang, sa complexion joviale, et, en même temps, cette inquiète disposition à se plaindre, qui fît toujours alterner ses accès de tristesse avec ses plus folles boutades de gaîté. D’elle lui venait peut-être le contraste même de ce caractère inconstant, susceptible, agité, déraisonnable, mais bon au fond, tendre et passionné. J’aime à le croire, et on peut bien le supposer. Mais s’il eut quelque touche, comme il est certain, de l’esprit français du moyen âge, plein de bonne humeur robuste et de polissonnerie bourgeoise, il la reçut à la cour des Anjou de Naples, entre ses vingt et ses trente ans, non à Paris, avec le fait de sa nourrice. C’est à peine s’il passa à Paris les premiers mois de sa vie. Un document nous fait croire que le père revint à Florence en 1314. L’enfant avait un an tout au plus, et la mère était sans doute abandonnée.

Cette douteuse naissance, en voyage, à l’étranger, donne à Boccace, plus qu’à tout autre, ce caractère de littérateur errant, qui sera celui des humanistes de la renaissance.

Le doute ne peut porter que sur la naissance parisienne de Boccace ; sa bâtardise, au contraire, est avérée. Suarez, qui écrivait au XVIIe siècle l’Histoire d’Avignon, affirme avoir vu, dans les archives avignonnaises, une dispense papale par laquelle Boccace était autorisé, quoique bâtard, à recevoir un bénéfice ecclésiastique.

Le père de Boccace, dit Filippo Villani, erat vir industrius, ce que je traduirais en langage moderne : « Il était dans les affaires. » Il était attaché à la maison des Bardi, une des banques florentines les plus puissantes. Dans toutes les villes commerçantes de l’Europe s’ouvraient, dans un quartier spécial, les comptoirs des Lombards ; on appelait ainsi génériquement tous les Italiens. Les comptoirs des Florentins étaient répandus sur tout le monde connu, de l’Egypte aux Flandres. Comme l’Angleterre moderne, Florence était trop petite pour nourrir et occuper tous ses enfans : elle les envoyait au loin faire fortune.

Boccace naissait dans cette classe marchande de Florence, pour le plaisir et l’instruction de laquelle il allait dépenser toutes les ressources de son esprit ; il en est l’image. Il la détesta par momens pour ses graves défauts, pour son inconstance, ses injustices, et le besoin inquiet de nouveauté qui lui faisait dédaigner chaque lendemain ce qu’elle avait adoré la veille ; il la détesta, la maudit, l’injuria, mais ne put jamais tout à fait se passer d’elle.

Puisque Boccace est né d’un marchand florentin, il me paraît oiseux de se demander, comme on l’a fait, s’il était noble. Son père ne sortait pourtant pas du petit peuple, car il fut investi de plusieurs fonctions publiques. Il fut en 1332, un des prieurs, chargés