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a un sens bien vague pour les savans. Si on le prend avec sa valeur étymologique, il semble préjuger la question du principe des choses et placer un dieu personnel à l’origine. Qui dit dieu personnel dit création et miracle, et par là, on retombe dans les anciennes religions ou dans leurs dérivés modernes. Il semble donc qu’il faille être franchement bouddhiste ou n’être pas.

Dans l’un et l’autre cas, la nouvelle société aura contre elle les chrétiens convaincus, ceux qui croient l’être et ceux qui ont quelque intérêt à le paraître. La lutte pourra devenir acerbe, et il se passera, sauf la différence des temps et des mœurs, ce qui s’est passé autrefois dans l’Inde entre les bouddhistes et les brahmanes. La société alors devra prendre un parti, formuler ses dogmes, consolider son lien et chercher des alliances. En trouvera-t-elle ?

Nos mœurs contemporaines ne sont pas sévères ; elles tendent d’année en année à s’adoucir, mais aussi à s’amollir. Le ressort moral des gens d’aujourd’hui est très faible ; l’idée du bien et du mal ne s’est peut-être pas obscurcie, mais la volonté de bien faire manque d’énergie. Ce que les hommes recherchent surtout, c’est le plaisir et cet état somnolent de l’existence qu’on appelle le bien-être. Allez donc prêcher le sacrifice de son avoir et de soi-même à des hommes engagés dans cette voie de l’égoïsme ! Vous n’en convertirez guère. Ne voyons-nous pas appliquer à toutes les fonctions de la vie humaine la doctrine de « la lutte pour l’existence ? » Cette formule est devenue pour nos contemporains une sorte de révélation, dont ils suivent et glorifient aveuglément les pontifes. On leur dira, mais vainement, qu’il faut partager son dernier morceau de pain avec l’affamé ; ils souriront et répondront par la formule de la lutte pour l’existence. Ils iront plus loin : ils diront qu’en avançant une théorie contraire, vous luttez vous-même pour votre existence et n’êtes point désintéressé. Comment sortir de ce sophisme, dont tous s’inspirent aujourd’hui ? La charité universelle paraîtra surannée ; les riches garderont leurs richesses et continueront à s’enrichir ; les pauvres s’appauvriront d’autant, jusqu’au jour où, poussés par la faim, ils demanderont du pain, non à la théosophie, mais à la révolution. La théosophie sera emportée par l’ouragan.

Son plus grand adversaire est certainement cette doctrine, devenue tout à coup si populaire ; car c’est la plus parfaite formule de l’égoïsme. Elle semble fondée sur les observations de la science, et elle donne l’expression résumée des tendances morales de nos jours. La primauté accordée à la force sur le droit en est une variante. Ceux qui l’admettent et qui invoquent la justice sont en contradiction avec eux-mêmes ; ceux qui la pratiquent et qui mettent Dieu