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lui ordonne ensuite d’aller vendre au marché la tête d’un supplicié, qui venait d’être exécuté pour quelque crime ; le ministre obéit, revient et raconte que personne n’a voulu acheter cette tête, qui n’a aucune valeur. « Eh bien ! lui dit le roi, si j’envoyais ta tête au marché, ne crois-tu pas qu’elle serait achetée ? » Le ministre trembla de peur, puis répondit : « Non, car elle n’a pas non plus de valeur vénale. — Et si l’on essayait de vendre la mienne, quelqu’un enfin ne la paierait-il pas un bon prix ? » Le ministre n’osait répondre ; le roi reprit : « Réponds sans crainte et sincèrement ; je ne te ferai aucun mal et ne serai pas offensé. » Le ministre dit alors : « Non, prince, personne ne l’achèterait, parce qu’elle n’aurait pas non plus de valeur. — Pourquoi donc, répartit le roi, n’abaisserais-je pas cette tête sans valeur devant un juste qui vaut mieux que moi par sa science et par sa vertu ? » Puis il commença un discours où il développa longuement la doctrine de l’égalité naturelle des hommes.

La liberté en était la conséquence. Aucun membre de l’église ne pouvait imposer à un autre d’y rester malgré soi. On admettait certaines règles, certaines formules d’ailleurs très larges, pour y entrer ; mais on en pouvait toujours sortir pour retourner à la société laïque. Le caractère que l’on avait accepté en y entrant n’était point indélébile ; il n’avait non plus aucune force héréditaire et ne passait point du père au fils. Quand on était né d’un père brahmane et d’une mère brahmanî, on était brahmane bon gré mal gré par le seul fait de la génération. Mais on ne naissait pas bouddhiste, on le devenait par un choix volontaire et après une sorte de stage que tout prétendant devait subir. Une fois membre de l’Assemblée, on ne se distinguait plus des autres frères ; l’unique supériorité que l’on pouvait acquérir était celle de la science et de la vertu. On pouvait rester toute sa vie dans la catégorie inférieure, celle des çravakas ou Auditeurs, et ce fut assurément le lot du plus grand nombre. Une fois le premier degré franchi, le religieux profès avait encore à passer par deux autres grades avant d’atteindre le quatrième, qui était celui d’arhat ou de vénérable. Quelques religieux seulement y parvenaient.

Il y eut ainsi chez les bouddhistes une rupture entre « le monde, » comme on disait dès lors, et la vie religieuse. Aux vices de la richesse, à ses périls et à son inégale distribution on opposa, non le partage des biens, mais la pauvreté volontaire ; aux plaisirs mondains, la soumission des désirs ; à la sensualité, le célibat ; à l’orgueil de caste, à la discorde et à la guerre, l’humilité, la patience inaltérable et la charité universelle. Cet amour mutuel, cette fraternité, s’étendait aux femmes et faisait de l’Assemblée une sorte de famille. Au moment où le Bouddha allait mourir, son disciple