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pour l’accepter. Les lois du royaume s’y opposent, et l’ordre qu’elles établissent ne se peut renverser par quelque raison que ce puisse être[1]. »

Cette affirmation absolue de la part d’un homme aussi judicieux, aussi prudent que le neveu de Colbert, était assurément une lourde méprise. Elle serait inexplicable si le secrétaire d’état aux affaires étrangères ne s’était encore flatté, en ce moment, d’obtenir du gouvernement anglais la fidèle exécution des volontés de Charles II, dont le testament stipulait en termes positifs que « la couronne d’Espagne passerait au duc de Berry, frère du duc d’Anjou, si celui-ci venait à mourir sans enfans ou à monter sur le trône de France. » Mais les ministres de la reine, alléguant, d’une part, les susceptibilités de l’opinion publique en Angleterre, et, de l’autre, les méfiances légitimes de leurs alliés, se montraient inexorables dans leurs prétentions. Ils voulaient bien accepter le fait accompli et laisser Philippe régner en Espagne, s’il renonçait à régner en France. Dans le cas où il succéderait à son aïeul, aucun prince de la maison de France ne devait être roi d’Espagne. Telle était leur volonté. Sa ténacité inflexible avait absolument déconcerté les honnêtes combinaisons de Torcy, et il regrettait, sans nul doute, de tout son cœur, l’imprudence qu’il avait commise cinq jours auparavant, lorsque, le 9 avril, il traçait les lignes suivantes :

«…. Comme les Anglais, madame, déclarent que la guerre va recommencer plus vivement que jamais, si cet expédient n’est pas accepté ; .. qu’on sait qu’ils ne prétendent ni menacer ni faire peur ; qu’il est très vrai qu’ils n’auraient pas le pouvoir d’empêcher la nation anglaise de se porter à continuer la guerre avec plus de fureur que jamais, et qu’ils seraient peut-être les premières victimes de cette résolution, il a fallu, pour ces raisons, que le roi prît un parti dans une conjoncture qu’on peut regarder comme un moment de crise où l’on n’a pas même le temps de délibérer…

« Je souhaite qu’on se contente des projets que je propose ; mais il est très difficile de le croire. Il faudra donc se résoudre par force à la continuation de la guerre… Les moyens de la soutenir sont plus épuisés que jamais, pour ne pas dire qu’ils manquent absolument. Voilà cependant toutes les espérances de paix évanouies, et le roi d’Espagne regardé, une seconde fois, comme la cause de la ruine de la France. Pardonnez, madame, si je vous parle si franchement, mais il est trop important que Sa Majesté catholique soit informée de ce que l’on peut penser pour le lui déguiser.

« Si vous me demandez quel parti Sa Majesté catholique peut prendre dans une conjoncture aussi fâcheuse et aussi

  1. Torcy à la princesse des Ursins, 4 avril 1712. (Archives des affaires étrangères.)