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avant tout, consulter Philippe et lui donner le temps de réfléchir sur la résolution qu’il convenait de prendre, non qu’il se méfiât de son propre jugement, mais parce qu’il respectait trop la majesté royale, même dans la personne de son petit-fils, pour manquer, en aucune circonstance, aux égards qui lui sont dus.

Le marquis de Bonnac, neveu de Bonrepos, ancien commis de la marine, qui jouissait d’un certain crédit à la cour, grâce à la protection de Seignelay et de Croissy, représentait, depuis quelques mois, la France à la cour d’Espagne. C’était un diplomate ingénieux, un observateur attentif et sagace, qui avait fait ses preuves à Cologne, à Dantzig, en Pologne, où il avait été chargé d’offrir au nouveau roi, Stanislas Leczinski, les félicitations de Louis XIV[1]. Philippe et la reine l’honoraient de leur estime ; Mme des Ursins lui accordait son amitié et sa confiance ; Torcy croyait à la sûreté de ses appréciations. Elles avaient fortifié Louis XIV dans la conviction que les intérêts des deux couronnes seraient exposés aux plus graves périls si son petit-fils ne se hâtait de renoncer au trône de France, et que, s’il venait un jour à s’y asseoir, la monarchie d’Espagne serait irrémédiablement perdue pour les Bourbons, quand bien même, ce qu’on pouvait à peine supposer, l’Europe permettrait qu’un des infans régnât à Madrid. Gouverner le royaume de France après son grand-aïeul et régir, en même temps, l’Espagne, où régnerait son fils aîné, le prince des Asturies, telle était la glorieuse et naïve chimère que les conseils de la jeune reine avaient fait naître dans l’esprit timoré de Philippe et que caressait, en ce moment, son imagination charmée. « Le roi, écrivait Bonnac, quoique aimant l’Espagne, consentirait peut-être à opter pour la France, si la nécessité l’y obligeait absolument, mais la reine, qui, comme vous le savez, pense avec beaucoup d’élévation, voudra toujours tout retenir[2]. Jusqu’à présent, il n’a formé d’autre idée… que celle de garder, pour lui, un des deux royaumes, et de laisser l’autre à l’un des princes ses enfans en cas que nos pal-heurs voulussent que M. le dauphin vînt à mourir… Sa Majesté m’a dit cependant qu’Elle ferait travailler, sans retardement, les plus habiles gens de son royaume à examiner toutes les précautions à prendre pour prévenir la réunion des deux couronnes sur une même tête[3]. »

Philippe serait roi de France et régent d’Espagne ; il gouvernerait effectivement les deux royaumes, mais il serait seulement le souverain nominal de l’une des deux nations. Par ce puéril

  1. Bonnac avait remplacé Blécourt à Madrid en 1711. Il devait, quatre ans plus tard, relever des Alleurs à Constantinople.
  2. Bonnac à Torcy, 4 avril 1712. (Archives des affaires étrangères.)
  3. Bonnac à Louis XIV, 11 avril 1712.