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la part de l’histoire littéraire, et voici qu’il faut la lui rendre, comme un instrument d’investigation nécessaire. Mais nous nous demandons alors, avec un peu d’inquiétude, ce qu’est devenue la Critique scientifique ? aux fins de quelle illusion ou de quelle fantasmagorie tout ce laborieux appareil ? et pourquoi le mot enfin, si l’on n’a pas et si l’on ne saurait nous procurer la chose ?

C’est qu’une superstition nouvelle, celle de la science, a remplacé pour nous toutes les autres, et nous n’entendons plus aujourd’hui parler que de politique et d’éducation, que de morale et de critique scientifiques. Tout récemment encore, l’érudit et paradoxal auteur d’un gros livre où nous reviendrons, sur l’Histoire et les Historiens, M. Louis Bourdeau, ne se plaignait-il pas, aussi lui, que l’histoire jusqu’ici ne fût pas une science, et, conséquemment à cette plainte, ne lui proposait-il pas les moyens d’en mériter le nom ? Mais c’est brouiller et confondre à plaisir le sens des mots et la nature des choses. Car, d’abord, il s’en faut que la science, en général, ait le degré de certitude, ou d’objectivité, qu’on lui suppose ; et le temps n’est pas si loin, pour ne citer que cet unique exemple, où la fixité des espèces était un dogme pour Cuvier. Mais eût-elle cette certitude, c’est de son objet qu’elle la tiendrait, non pas du tout de ses méthodes, auxquelles cependant il semble que l’on attribue je ne sais quel secret pouvoir de créer la certitude jusque dans les matières qui ne la comportent point. Telle était l’illusion des docteurs du moyen âge, lorsque croyant, eux aussi, qu’il y eût dans l’instrument syllogistique une vertu propre et fécondante, ils essayaient d’en faire sortir les sciences de la nature. Ou telle encore l’illusion, — à moins que ce ne soit artifice, — de l’illustre auteur de l’Ethique, lorsque traitant la morale et la métaphysique, selon son expression, par la méthode des géomètres, more geometrico, il se flattait de lui communiquer la certitude et la solidité de la mathématique. Et cela n’empêche point l’Éthique d’être sans doute un des grands monumens de l’histoire de la philosophie, mais à tout le moins cela l’empêche d’être l’œuvre « scientifique » que son auteur avait rêvée. Quelque effort que l’on y fasse, on ne changera point l’objet des sciences morales, qui est l’homme, avec l’illusion tenace de sa liberté souveraine, et conséquemment on ne fera point que la critique ni l’histoire deviennent jamais « scientifiques. » S’il n’y a de scientifique, au sens rigoureux du mot, que ce qui est conditionné de toutes les manières, dans sa cause, dans son cours et dans ses effets, peut-être au contraire, n’y a-t-il de vraiment humain que ce qui est libre ou qui passe pour l’être. Et c’est pourquoi, au lieu de vouloir ainsi rendre u scientifique » au dehors ce qui ne l’est pas au fond, le vrai progrès consisterait sans doute à cesser de prendre pour une science ce qui doit demeurer essentiellement un art.