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il ne dit rien : le prince Hohenlohe est un Ponce-Pilate qui se tait. Au reste, dans toute l’Alsace-Lorraine, le silence est d’or. Si le Statthalter ne souffle mot, c’est qu’il craint de se brouiller avec ses bureaux ou avec Berlin ; si les administrés se taisent, c’est que l’Alsace est un des pays de ce monde d’où il est le plus dur d’être exilé. Il y a cependant des gens qui ne savent pas se tenir ni résister à la funeste démangeaison de dire une fois au moins ce qu’ils ont sur le cœur. Naguère un Kreisdirector priait un bourgmestre alsacien de lui faire les honneurs de sa commune. Le bourgmestre lui montra dans l’église une petite souris d’argent, présent d’un évêque, et qui passe pour avoir la vertu de conjurer tous les fléaux. — « Vous croyez donc à cette niaiserie ? demanda le sous-préfet en haussant les épaules. — Comment pourrais-je y croire encore, répondit le maire en courbant les siennes, puisque vous êtes encore ici ! »

Il y avait en Alsace, dès le lendemain de la conquête, des autonomistes et des protestataires. Ils se querellaient souvent, et ils étaient cependant bien près de s’entendre. Les uns disaient : « Les Allemands nous accorderont notre autonomie ; s’ils nous la refusent, nous protesterons comme vous. » Les autres répondaient : « vous verrez que les Allemands ne nous la donneront jamais ; si par miracle ils nous la donnaient, comme vous nous transigerions. » Sous le régime du maréchal de Manteuffel, plus d’un protestataire était devenu autonomiste ; sous le régime présent, il n’y a pas un autonomiste qui ne proteste. « On prétend que qui aime bien châtie bien, disait au Reichstag un député du Reichsland ; mais puisque nous devons être éternellement châtiés, puisque, moins favorisés que les autres citoyens allemands, on nous condamne à être toujours gouvernés par des lois d’exception, que voulez-vous que nous pensions de notre nouvelle nationalité ? » Les autonomistes ont perdu leurs espérances, et quand on s’informe de leur santé, ils répondent, comme Saint-Évremond mourant : « Je voudrais me réconcilier avec l’appétit. » Le prince Hohenlohe est le plus discret des gouverneurs. S’il sortait de son prudent silence, il confesserait sans doute que la politique à laquelle on le force d’attacher son nom lui paraît fort impolitique ; que les mesures qu’on l’oblige de prendre ou de laisser prendre sont les plus propres du monde à inspirer à un peuple fier autant que sage et patient le dégoût du pain qu’on lui fait manger, ainsi que de la main qui le lui offre, et le fatal amour du fruit défendu.

G. Valbert.