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DEUX GOUVERNEURS DE L’ALSACE-LORRAINE

exemplaire, que son obéissance était parfaite, que les impôts rentraient régulièrement, que le recrutement s’opérait sans peine, qu’il n’y avait en nulle part ni désordres, ni troubles, ni conspirations.

— « Vous nous représentez, disait au Reichstag un député alsacien, que la loi de dictature n’entrera en exercice qu’à l’heure du danger. Il est si facile de Voir partout du danger ! Vous nous dites aussi que nous trouverons la meilleure des garanties dans le caractère du Statthalter qui nous sera donné. À la bonne heure, et ce n’est pas de lui que je me défie. Mais je redoute le zèle de ses agens. Les bureaucrates en sous-ordre ont le nez si fin ! Au moindre désagrément qu’ils s’attireront par leur faute, ces grands flaireurs de périls auront bientôt fait d’insinuer à leur chef que la paix publique est menacée. » M. Windthorst vint en aide aux orateurs alsaciens-lorrains ; mais l’article 10 ne fut point aboli. Plus puissant que l’empereur, le gouverneur du Reichsland n’a pas besoin de proclamer l’état de siège, il le considère comme une institution permanente, et il ne tient qu’à lui, en tout temps et à sa convenance, d’user de tous les pouvoirs que la loi française du 9 août 1849 conférait à l’autorité militaire. Il peut ordonner des visites domiciliaires à toute heure du jour et de la nuit, décréter des expulsions, des bannissemens, interdire tout journal, toute association, toute réunion qui lui paraît dangereuse. Ce n’est pas encore tout, l’article 10 porte qu’il pourra prendre sans délai toutes les mesures, sans exception, qu’il jugera nécessaires. Le 28 janvier de l’an dernier, M. Grad disait au Landesausschuss : « Tant que la dictature ne sera pas supprimée de notre législation, nous serons condamnés à dire, comme lady Macbeth : La tache est encore là. Maudite tache ! je ne puis t’effacer. »

Quelque imparfaite que leur parût la constitution qu’on leur octroyait, les Alsaciens-Lorrains la regardèrent avec raison comme un heureux progrès, comme une nouveauté bienfaisante. Ce n’était pas du pain de froment qu’on leur donnait ; mais enfin, si bis qu’il fût, c’était du pain, et jusqu’alors on ne leur avait offert que des cailloux. Tout au contraire, l’administration allemande était inquiète et mécontente. Les bureaux, qui sont très avisés, avaient compris dès la première heure que l’intention du gouvernement impérial était de relâcher les liens du prisonnier, et que le Statthalter qu’on attendait à Strasbourg s’y présenterait en podestat, en arbitre souverain, avec la mission de s’informer des vœux et des griefs de la population, de réprimer le zèle intempérant des sous-préfets ou Kreisdirektoren, de leur prêcher la discrétion et la sagesse, de restreindre leur omnipotence. La situation en Alsace n’est pas telle qu’on la représente souvent dans les journaux allemands et dans plus d’un journal français : dans le train ordinaire de la vie, il s’agit moins d’un irréconciliable antagonisme politique que d’un conflit, d’une lutte continuelle entre des administrés et des ad-