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plus cruelles, qui n’attendait plus que la mort. Érasme tenait fort peu aux honneurs romains ; mais il aimait Rome et les hommes qui, au cœur même du catholicisme, représentaient si dignement l’esprit nouveau. C’est auprès d’eux, s’il l’avait pu, qu’il serait venu mourir, lui qui écrivait : « Mon âme est à Rome, et nulle part au monde je n’aimerais mieux laisser mes os. »

Le voyage d’Érasme lui avait révélé la renaissance dans sa plénitude. Il ne l’a jamais oublié, et, le jour où la cause de l’Italie et celle du catholicisme parurent unies, il paya sa dette à l’une en restant fidèle à l’autre. Il avait gardé dans les yeux l’ineffaçable tableau de ce qu’il avait vu au-delà des Alpes. Cet amour si vif du beau, des lettres, de la philosophie, cette ouverture de l’intelligence sur toutes choses, ce développement libre et varié de la culture humaine dans une doctrine religieuse immuable et sûre, les lettres honorées avec éclat et servies avec passion, les arts se souvenant de l’antiquité pour interpréter le christianisme, cette synthèse de deux mondes et de deux génies que représente un Raphaël et qui n’a plus reparu dans l’humanité, ce fugitif idéal de l’Italie de Léon X, c’était aussi l’idéal d’Érasme. Il le vit bientôt compromis par la réforme. Après une courte illusion, il comprit que ses plus chères amours, les lettres, risquaient d’être englouties dans la tempête théologique. Les bruyans acteurs, comme il disait, de la terrible tragédie, les anabaptistes et les sacramentaires, avaient de tout autres soucis que la philosophie chrétienne. Luther écrivait en allemand, germanice ! et se moquait, dans son grossier langage, des humanistes et des humanités. Les érudits les plus sincères, et Mélanchton lui-même, étaient emportés par ce courant, si contraire au véritable courant de la renaissance ; ils renonçaient à cultiver les esprits pour faire la besogne, qu’ils croyaient plus utile, d’éclairer les âmes. L’Allemagne, pleine du bruit des prêches et des armes, n’avait plus de loisirs. Les sympathies d’Érasme ne pouvaient hésiter longtemps.

Toutefois, s’il embrassa la cause que lui désignèrent sa conscience et ses souvenirs, ce fut avec peu d’illusion. Il prévoyait, dans toutes ces luttes sans mesure et sans respect, dans les violences des deux partis, dans cette bataille si mal engagée, la perte prochaine des conquêtes de l’âge précédent, l’amoindrissement de ce noble esprit antique retrouvé par l’Italie. On peut regretter qu’Érasme et ses amis de Rome n’aient pas dirigé leur temps ; peut-être l’histoire n’aurait-elle pas à déplorer « la banqueroute de la renaissance. » Mais le monde n’écoute pas les hommes sages, mesurés, prudens, les croyans sans fanatisme et les hardis sans témérité. Le monde, dit Érasme, est gouverné par la Folie.


PIERRE DE NOLHAC.