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et les colères ; s’il veut que l’Europe s’émeuve à sa parole, il faut qu’il devienne le triste solitaire de Bâle, désigné par son isolement à la haine des partis. Telle est la vie qui l’attend désormais. En quittant l’Italie, où il n’a guère goûté que des joies, c’est au bonheur qu’il dit adieu ; mais il aura la gloire, qui s’achète par la souffrance.


III

Lorsque Érasme sortit de Rome par la route de Viterbe, et qu’arrivé sur les hauteurs qui dominent le Tibre il arrêta son cheval et se retourna pour apercevoir encore les sept collines, il leur fit, comme tous ceux qui les ont aimées, la promesse d’un prochain retour. Bien des causes, hélas ! devaient l’empêcher de revenir : l’âge, les travaux entrepris, les infirmités grandissantes, le déroulement d’une vie inquiète et toujours sans lendemain.

Il se hâte cependant vers cet avenir incertain qui ne lui donnera point ce qu’il espère. Il traverse, en voyageur pressé, les villes qu’il a vues en étudiant ou en touriste. Nous le retrouvons à Bologne, où il ne peut donner à Bombasio qu’une seule nuit. Celui-ci s’attriste de son départ d’Italie : « J’ai embrassé notre cher Érasme, écrit-il, comme si je ne devais plus le revoir. » Cet ami tant regretté est déjà loin ; il a passé le Splügen et descendu la vallée du Rhin. Le voilà en Flandre, où il va serrer la main aux lettrés de Louvain et d’Anvers, et enfin à Londres, où il arrive au commencement de juillet 1509.

Il est intéressant de savoir quel livre a écrit Érasme à son retour d’Italie, et il serait plus curieux encore d’y chercher un reflet de son état d’esprit, un ensemble de ses impressions de voyageur. Le livre est célèbre, c’est l’Éloge de la folie, aimable et fin chef-d’œuvre de raillerie, satire sans fiel écrite pour un petit cercle d’amis et que la postérité lit encore. Chose singulière, le séjour qu’il vient d’y faire y tient très peu de place, et l’œuvre, à ce point de vue, nous ménage une déception. Érasme est un esprit généralisateur, qui observe les détails seulement pour les faire servir à la création de ses types ; de là vient, par exemple, que les personnages de ses Colloques, dont la conversation a cependant tant de naturel, ne laissent au lecteur que le souvenir d’intéressantes abstractions. De plus, il n’est pas arrivé à quarante ans sans avoir fait des études morales à peu près complètes et ample provision de satire. Il n’a pas eu besoin de voir des Italiens pour savoir qu’il y a au monde des sots, des voluptueux, des vaniteux et des hypocrites. Il semble même que les souvenirs, toujours si tyranniques, des premières années de la vie, l’aient obsédé seuls dans la composition de son livre. Les travers sociaux qu’il dépeint avec le plus de verve sont ceux qui ont