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combats de taureaux, auxquels il ne prend aucun plaisir et qui lui semblent « des jeux cruels, restes du vieux paganisme. » On le mène devant le Laocoon, récemment découvert aux Thermes de Titus, et qui excite la verve de tous les poètes de la ville (les cuisiniers des cardinaux savent s’ils sont nombreux ! ). On lui montre les travaux commencés de la colossale basilique de Saint-Pierre, et on s’entretient devant lui du mystérieux plafond de la Sixtine, que recouvrent les échafaudages impénétrables de Michel-Ange. Il fait une excursion dans la campagne : est-ce vers Tibur ? est-ce vers Tusculum ? S’il n’a pas un souvenir plus précis, la faute en est à Inghirami ou à quelque autre compagnon, qui a improvisé en route trop de vers latins. La vie romaine, à laquelle Érasme s’abandonne en curieux, lui apparaît dans sa complexité pittoresque. Le matin, il consulte les manuscrits de la Bible ou des Pères, dans les salles silencieuses des bibliothèques, où le recueillement du lieu facilite le travail de la pensée. Il trouve, dans la rue, l’animation et le bruit. Ce ne sont que processions et cortèges : tantôt une file de pèlerins, pieds nus, cierges allumés, qui va au tombeau des apôtres ; tantôt une escorte de cavaliers armés qui entoure le carrosse d’un prélat. Un attroupement de carrefour l’arrête près de la place Navone : on lit à haute voix, affichée sur la statue de Pasquino, une épigramme sur un nouveau cardinal, et tout à côté (Érasme n’en peut croire ses oreilles) une sanglante satire contre le pape. Voilà matière à méditations. Il ne dédaigne point, d’ailleurs, le popolino : il en connaît les plaisirs et les fêtes ; on le rencontrait au Ghetto ou devant les bateleurs du Champ de Flore. Ce peuple bizarre et bariolé l’intéresse extrêmement : « Décidément, s’écrie-t-il, il y a de tout dans l’Alma Urbs : les juifs font l’usure, les baladins dansent, les devins disent la bonne aventure, les marchands d’orviétan rassemblent la foule ; en vérité, que ne voit-on pas dans l’Alma Urbs ? » C’est un champ d’observation inépuisable, et on ne serait pas surpris qu’en ses promenades solitaires Érasme méditât l’Éloge de la folie.

Mais il cherche autre chose à Rome, la vie morale, l’organisation de la hiérarchie ecclésiastique. Plus d’une désillusion l’attend. D’abord, chez ses amis les humanistes, combien ont moins de piété que de littérature ? Plusieurs même ne professent-ils pas audacieusement les doctrines matérialistes ? Érasme discute un jour avec un personnage qui nie l’immortalité de l’âme, en s’appuyant sur l’autorité de Pline l’Ancien ; tels autres prononcent d’horribles blasphèmes, sans être le moins du monde inquiétés ; et cela, dans la ville qui gouverne l’église ! Le faste des prélats est un démenti à l’Évangile. La cour pontificale entretient des parasites sans nombre, « scribes, notaires, avocats, promoteurs, secrétaires, valets