Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toujours dans l’irritation la plus vive. » L’orgueil allemand souffrait cruellement de cette déconvenue, et entretenait l’espoir die revenir à l’a charge. Si Dahlmann avait vécu quatre ans de plus, il aurait eu la joie de voir une armée austro-prussienne arracher les duchés au Danemark. Dans ses dernières années, il pressentait que de graves événemens étaient proches, que l’Europe allait traverser une crise ; et il se désolait en pensant que l’Allemagne, toujours divisée, ne profiterait sans doute pas des chances qui lui seraient offertes.

Malgré les fautes graves qu’il a commises, nous ne pouvons refuser à Dahlmann un certain esprit politique et un sentiment assez juste de la réalité, surtout si nous le comparons à la plupart de ses collègues qui furent mêlés aux affaires de l’Allemagne. A plusieurs reprises, il a su faire preuve de justesse d’esprit et de sang-froid. En 1847, Gervinus le prie instamment de collaborer à sa Gazette allemande, et d’y apporter l’autorité de son nom populaire et respecté dans toute l’Allemagne. Mais Dahlmann craint de se compromettre avec ces libéraux, dont il n’approuve pas les idées politiques. Pourquoi risquer ainsi de perdre d’un seul coup l’estime du gouvernement prussien, à laquelle il tenait tant, et qu’il avait si patiemment conquise ? D’ailleurs, il ne croit pas beaucoup au succès de l’entreprise. Il sait bien que le meilleur journal du monde ne résoudra pas, à lui seul, les grosses questions de la politique allemande. Il refuse donc nettement sa collaboration, et ne veut paraître ni comme directeur, ni comme rédacteur : mais à l’occasion il donne son avis. On le consultait avec déférence ; il avait écrit une Politique, fort estimée de ses amis, et fouissait d’une grande autorité en la matière. Ainsi, le 12 mars 1848, au début même de la révolution, Gervinus lui demande un programme de réforme constitutionnelle. — « A Francfort, lui écrit Gervinus, dans les cours allemandes du Sud, et même parmi les députés des états, on est tout désorienté, et l’on ne sait comment mettre à exécution cette grande idée (la constitution d’une Allemagne unifiée), bien que l’on ait la meilleure volonté du monde. » A quoi Dahlmann répond avec un grand bon sens : « Il ne pouvait en être autrement ; il faudrait connaître les projets de la Prusse et les dispositions des autres grandes puissances allemandes. Si j’avais la force, ajoute-t-il, et si j’avais pu me mettre à la place de la Prusse, huit jours après la chute de Louis-Philippe, j’aurais pris en main les affaires allemandes, — à titre provisoire, bien entendu, — et je les aurais administrées en empereur, en accordant toutes les libertés constitutionnelles qui manquent encore en Prusse. L’Autriche ne peut plus désormais prétendre à la direction des affaires allemandes. »

Voilà enfin une vue nette, comme on en trouve trop peu dans cette correspondance. Dahlmann tenait là le langage d’un homme