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la jeunesse allemande ? Il la met en garde contre l’attraction que la France libérale exerçait sur beaucoup d’Allemands du Sud. Tout ce qui est Français lui est suspect. Selon lui, la « jeune Allemagne » fait injure à la patrie en se laissant aller à sa sympathie pour la France. Voyez Börne et Heine : ils sont au fond aussi bons Allemands que Gervinus. Mais leur opposition persifleuse, leur haine de la Prusse et des institutions fédérales, et leur goût pour l’esprit français, leur donnent un air de trahison qui est presque aussi coupable qu’une trahison réelle. Chaque raillerie qui atteint la lourdeur allemande ou la brutalité prussienne est un hommage indirect à la France et une piqûre pour l’amour-propre germanique. Or, Gervinus veut avant tout que l’Allemagne croie en elle-même, et qu’elle prenne conscience de sa force et de sa grandeur. Au lieu de la déconcerter par des sarcasmes, il faut lui persuader qu’elle est prête pour l’action, qu’elle est une nation positive et pratique, et qu’elle va reprendre dans le monde le rang qui est le sien.

Entretenir l’aversion des Allemands pour la France en excitant chez eux le désir de satisfactions politiques, c’était travailler pour la Prusse. Gervinus le sentait bien, mais il s’imaginait toujours que la Prusse allait abandonner sa politique réactionnaire pour accomplir l’unité nationale avec l’aide de tous les libéraux allemands : on croit aisément ce qu’on espère. Lorsqu’il s’aperçut, bien tard, que la Prusse se souciait fort peu de suivre la voie qu’il lui indiquait, il supporta mal sa déconvenue, et se plaignit très haut. Mais son heure était passée. ; on ne l’écouta plus. Il n’était pas jusqu’à son axiome favori ; « En politique, le succès justifie tout, » qui ne fût favorable à la cause prussienne. Si l’Autriche avait eu Je dessus, l’axiome, il est vrai, n’eût pas moins prouvé en sa faveur. Cependant, il servait mieux d’avance les ambitions de la Prusse, en relâchant les liens qui attachaient à son passé une Allemagne respectueuse de l’histoire. Il dépouillait les droits héréditaires du caractère inviolable qu’ils avaient gardé aux yeux des peuples ; il préparait enfin une prompte et entière soumission de tous au vainqueur de demain.

Nous avons peine à comprendre, de ce côté du Rhin, qu’un homme dont les idées n’étaient pas claires ait pu exercer une influence profonde. Pour agir sur nous, un esprit doit être net et précis. Si nous devons le suivre, il faut que lui-même sache exactement où il va, et par où. Mais les lecteurs de Gervinus ne ressentaient point ce besoin de clarté. Il leur suffisait de se sentir en communauté de sentimens avec lui. Voir l’Allemagne puissante, riche, respectée, une enfin, était leur ambition secrète. Gervinus donne un corps à ce rêve ; il fait plus, il le justifie par l’histoire, il montre que le succès est proche et certain. Mais comment