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détrompés. La Prusse et l’Autriche prirent parti pour le roi de Hanovre, et les autres états suivirent, bon gré mal gré, l’exemple de leurs puissans confédérés. Les professeurs exilés ne purent même pas trouver, en Allemagne, un imprimeur pour leur mémoire justificatif ! Il fallut le faire paraître à Bâle. Gervinus, outré, ne parlait de rien moins que de secouer de ses pieds la poussière allemande et d’aller fonder une université à Zurich. « Je sais bien, écrivait-il, que tout y est à créer, mais nous y trouverons au moins la liberté dont on ne peut jouir nulle part en Allemagne. » L’attitude de la Prusse leur causait surtout une douloureuse surprise. Le ministre Eichhorn répétait publiquement que le roi de Hanovre était maître chez lui, et que si des professeurs se risquaient à critiquer ses actes, ils s’exposaient à recevoir leur congé. Le professeur est un fonctionnaire comme les autres. Il doit respecter et faire respecter l’autorité, non la juger. Où prendrait-il le droit d’apporter au souverain ses conseils et surtout ses remontrances ?

Il était difficile, on l’avouera, de transformer la chaire en tribune, et d’y inspirer à la jeunesse l’amour de la liberté et le désir de l’unité nationale. C’eût été s’exposer, dès le premier jour, à la destitution, au bannissement, ou même à quelque chose de pis. D’ailleurs, la propagande par la parole n’était pas le fait de ces savans. Ils n’avaient pas, comme Fichte, le tempérament de l’orateur. Avec tout l’intérêt qu’ils portent aux questions politiques, une fois dans leur chaire, ils ne sont plus que professeurs. Ils oublient, à moins qu’ils n’obéissent à un mot d’ordre de l’autorité elle-même, tout ce qui n’est point leur sujet. Ils n’ont ni le goût ni la science des allusions fines, quoique transparentes et comprises à demi-mot d’un auditoire qui les attend ; ils ne savent pas narguer l’autorité qui les surveille, en côtoyant, sans qu’on puisse les saisir, la limite du terrain défendu. La prestesse leur manque, et, peut-être parce qu’elle leur manque, elle leur paraît incompatible avec la dignité professorale. Tout au plus espèrent-ils qu’à la longue leur enseignement contribuera à l’éducation politique de la jeunesse allemande. Et que de soins pour ne pas compromettre le peu de résultats qu’ils obtiennent ! Ainsi Dahlmann, établi à Bonn depuis quelques années, refuse de quitter cette université pour Heidelberg, qui serait pourtant une résidence plus agréable, et où il retrouverait Gervinus, son ami et son ancien collègue de Göttingen. « C’est qu’à Bonn, dit-il, il commence à jouir d’une certaine influence auprès de la jeunesse prussienne qui suit ses cours. Il ne veut pas laisser perdre, par son départ, le fruit de ses patiens efforts. » La chaire était donc un moyen d’action efficace à la longue, mais qu’il était lent et nécessairement timide !