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obtenir ensemble, et l’une par l’autre. L’expérience devait dissiper tragiquement ces illusions.


II

Si le désintéressement et la pureté des intentions étaient ce qui décide du succès dans les affaires politiques, certes, Gervinus, Dahlmann et leurs amis auraient mérité de voir tous leurs vœux s’accomplir. Leur patriotisme est d’excellent aloi. Il ne s’y mêle aucune arrière-pensée d’ambition personnelle. Ils ne réclament rien, ils ne désirent rien pour eux-mêmes. Loin d’être des politiciens de profession, ce sont plutôt des hommes politiques par occasion. Mauvaise posture pour réussir. Ce trop parfait désintéressement les conduit à traiter les questions politiques comme des questions de science ou d’érudition et comme des problèmes purement théoriques, où des idées seules sont en jeu. Mais le politique doit être avant tout homme d’action. Il doit compter avec les intérêts, les passions, les forces sociales auxquelles il touche, et prévoir, pour y parer, les conséquences réelles des mesures qu’il prend et des discours qu’il tient. Il y faut un tact spécial, que l’expérience forme et développe, et auquel tout l’esprit scientifique ou critique du monde ne saurait suppléer. La méthode de nos savans devait les conduire à des désappointemens et à de dures déceptions. Ni les uns ni les autres ne leur furent épargnés. Le vieux Schlosser, qui avait été le maître de Gervinus à Heidelberg, n’augurait rien de bon en voyant son élève s’aventurer dans la politique active. « Vous verrez, écrivait-il, que nos amis Dahlmann, Gervinus et les autres conduiront la patrie à sa perte. » Il ne croyait pas que les professeurs pussent se transformer à leur gré en hommes politiques. Eux-mêmes savaient bien que ce n’était pas leur rôle, et ils l’avouaient au besoin. Mais qui s’en serait chargé, sinon eux ? Qui aurait réclamé et préparé l’unité et la liberté de l’Allemagne ? Il n’y avait rien à attendre ni de la masse passive du peuple, sourde et muette en apparence, ni des gouvernemens, dont l’unité était l’épouvantail. Peu importe donc que Dahlmann, Gervinus et leurs amis ne se sentent pas faits pour cette tâche : elle s’impose à eux, et ils ne peuvent s’y dérober sans manquer à un devoir.

Pour réaliser les grands changemens qu’ils rêvent en Allemagne, ils ne comptent pas sur la violence. Provoquer une révolution, agiter les masses populaires, les lancer à l’assaut des gouvernemens, cette audace ne leur vient pas à l’esprit ; ils en auraient repoussé l’idée comme criminelle. Ils sont avant tout respectueux de l’ordre établi. D’ailleurs, qu’y avait-il de commun entre le peuple et