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Il aurait donc fallu que les états souverains allemands, excepté la puissance investie de la direction des affaires communes, voulussent bien renoncer au droit de disposer de leur armée, de régler leurs dépenses et de traiter avec qui il leur plairait ? Il aurait fallu, en un mot, une sorte de nuit du 4 août des puissances allemandes. C’était trop demander. On l’avait bien vu lors de la reconstitution de l’Allemagne en 1815. En vain Stein, Allemand avant d’être Prussien, présentait mémoires sur mémoires pour démontrer qu’il ne devait subsister en Allemagne qu’un seul souverain, l’empereur. Guillaume de Humboldt, dans un contre-mémoire d’une précision remarquable, avait répondu : « L’Allemagne ne saurait être une monarchie, car, ou l’empereur n’exercera pas en fait une souveraineté véritable, et alors il est inutile ; ou il prétendra l’exercer, et alors la Bavière, le Wurtemberg et les autres puissances allemandes ne voudront pas se soumettre à lui, et la Prusse ne le pourra pas. » Il fallait compter, en effet, avec les puissances de second et de troisième ordre, que Napoléon avait agrandies et fortifiées pour prix de leurs services, et que l’Autriche avait sauvées pour prix de leur défection, malgré la Prusse, malgré Stein, qui les poursuivait de sa haine avec la double clairvoyance d’un grand patriote et d’un baron médiatisé. Là était la plus grosse pierre d’achoppement. La Prusse, tout épuisée, mais aussi tout enivrée des victoires qu’elle venait de remporter, sentait bien que tôt ou tard l’Allemagne aurait à choisir entre elle et l’Autriche ; elle n’avait point à craindre d’être absorbée tout simplement. Mais pour les puissances de second et de troisième ordre, l’unité réelle de l’Allemagne devait être un arrêt de mort. Elles n’y étaient point résignées : elles voulaient vivre.

Au reste, la masse de la nation ne ressentait qu’une aspiration vague vers l’unité. Le désir n’était net et pressant que chez une minorité. Seuls, les esprits éclairés par l’histoire et soucieux de l’avenir voyaient à quel point elle était nécessaire. En beaucoup d’endroits, le peuple restait attaché à ses dynasties particulières, dont la plupart étaient fort anciennes. Presque partout, après la retraite des Français, il avait reçu ses anciens maîtres avec joie, et plus d’un prince avait été surpris de ce loyalisme inattendu, qu’il n’avait rien fait pour mériter. Il semblait que ces dynasties eussent poussé de profondes racines dans le sol allemand. Aussi Pfizer, Dahlmann, Gervinus, et en général tous ceux qui désiraient l’unité nationale, auraient voulu qu’elle s’accomplît sans porter atteinte aux droits historiques, et qu’elle respectât le passé de l’Allemagne. Ils ne voyaient pas la contradiction flagrante entre leurs espérances et leurs scrupules ; ou, s’ils la voyaient, ils ne s’y arrêtaient pas. Par tempérament philosophique, les Allemands, et surtout les Allemands du temps de Hegel, sont trop enclins à admettre que les termes