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on aurait pu prévoir que l’Allemagne une n’oublierait pas les injures de l’Allemagne fédérale. Elle promettait d’être âpre dans sa politique et obstinée dans ses revendications. Elle se croyait, en effet, dupée ou lésée par toutes les grandes puissances. La France, l’ennemie héréditaire, trouvait moyen d’échapper aux justes conséquences de sa défaite. Un changement de régime et les artifices d’une diplomatie habile lui conservaient son territoire d’avant la révolution. Dans une conjoncture si grave, l’Angleterre et la Russie faisaient également preuve d’égoïsme et d’injustice envers l’Allemagne. Elles seules profitaient de la victoire commune ; elles refusaient à l’Allemagne la part qui aurait dû lui revenir. Bien plus, le mécontentement contre ces deux puissances s’aggravait de griefs spéciaux contre chacune d’elles. A la Russie, les Allemands reprochaient, outre l’appui prêté à la France, l’insupportable orgueil que lui avaient donné les événemens de 1812, sa prétention à diriger les affaires du continent, son exigence dans la question de Pologne, et, par-dessus tout, son ingérence dans les affaires intérieures de l’Allemagne. Cette animosité contre la Russie éclata dans l’assassinat de Kotzebue. Quant à l’Angleterre, elle abusait sans scrupule, croyait-on, de ses avantages économiques. Elle inondait de ses produits l’Allemagne appauvrie par de longues guerres, s’opposant ainsi aux progrès de l’industrie allemande et à la formation d’une marine nationale. À ces griefs se joignaient des craintes pour l’avenir. Personne n’osait compter sur la longue période de paix qui fut si favorable au développement des ressources de l’Allemagne. Chacun croyait, au contraire, une grande guerre prochaine et inévitable, soit en Orient, soit surtout du côté de la France, que l’on supposait impatiente de venger ses défaites et de reconquérir la rive gauche du Rhin. Faudrait-il donc voir une fois encore de grands événemens s’accomplir en Europe, sans que l’Allemagne y prît part comme grande puissance, sans qu’elle y jouât un rôle proportionné à sa force réelle, sans qu’elle tirât de ses efforts un légitime profit ? Jusques à quand la mission du peuple allemand, le premier du monde par la science, et le premier aussi par la force, s’il était un, serait-elle donc ajournée ?

Malheureusement, les patriotes mêmes qui réclamaient avec le plus d’énergie l’unité nationale ne pouvaient indiquer de moyens pratiques pour la réaliser. Cette unité, selon eux, ne devait pas être une fiction, un trompe-l’œil, comme était naguère le saint-empire ; mais, selon les expressions employées plus tard par Pfizer, « une puissance directrice devait avoir le droit de contrainte, pour faire exécuter par toutes les autres la volonté nationale, de façon qu’il ne fût pas au bon plaisir de chacune de conspirer au bien commun, ou, au contraire, de se détacher et même de s’allier à l’étranger. »