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Il est probable que les futurs traducteurs du Dean Maitland n’hésiteront pas à pratiquer de larges coupures dans les scènes d’intérieur, qui alternent avec les événemens dramatiques comme pour nous en reposer ; certes, on pourrait abréger un peu les services religieux et prendre moins souvent le thé chez ces vénérables patriarches, les vieux Maitland, dans le plus charmant des presbytères de campagne ; mais nous ne voudrions Voir disparaître aucun des personnages de ces tableaux intimes, depuis lord Ingram Swaynstone, un spécimen, commun en Angleterre, de jeune homme accompli au physique, d’une bonne humeur qui tient à la régularité des digestions, à l’équilibre parfait du système nerveux que ne trouble aucun fardeau intellectuel trop lourd, jusqu’au chat Marc-Antoine, cette imposante divinité domestique étudiée avec autant de soin dans sa nature intime et ses habitudes que sa seigneurie elle-même. Le chien a souvent joué en littérature un rôle important, mais jamais encore le chat n’avait reçu de pareils honneurs, quoique Daniel Deronda renferme, dessinée avec amour, la silhouette de l’angora Hafiz.

Gens et bêtes contribuent tous, pour leur part très définie, à la conduite de l’action dans le roman de Maxwell Gray. Il n’y a de hors-d’œuvre que le récit, facile à supprimer tout entier, de l’évasion manquée d’Everard ; mais ne regretterions-nous pas bien des épisodes touchans ou ingénieux : l’entrevue fortuite du fugitif avec sa sœur, la femme de Cyril, qui ne le reconnaît pas ; l’espèce de vague divination qui vient, au contraire, à la jeune veuve de son frère, lorsqu’elle voit ce vagabond qui ressemble à l’époux, présent à sa pensée dans la mort d’une façon aussi intense que dans la vie ; bien d’autres détails encore qui font monter aux yeux du lecteur le plus blasé cette larme dont se moquent comme d’un hommage vulgaire, n’ayant rien à faire avec l’art, ceux qui ne savent pas la provoquer ?

Malgré ses longueurs, ses inégalités, ses défaillances, the Silence of dean Maitland reste un ouvrage remarquable, et il ne faut pas médire de l’état d’une littérature romanesque qui a produit dans la même année, sous la plume de trois femmes, une robuste machine de cette sorte, un échantillon de réalisme ému et sincère, tel que A village tragedy, et un bijou d’art ciselé à la Cellini, comme Amour dure. De pareils pis-aller permettent d’attendre avec patience un événement, une révélation de premier ordre, une nouvelle Jane Eyre, un second Adam Bede.


TH. BENTZON.