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d’ampleur sur un morceau si réel de la campagne anglaise où se groupent, à l’arrière-plan, ces comparses auxquels George Eliot excellait à donner la couleur et la vie. Maxwell Gray, lui aussi, possède une puissance rare pour faire manœuvrer la foule des personnages secondaires qui se mêlent naturellement à l’action et donnent leur avis sur ce qui se passe mieux que ne ferait l’auteur. Un trait insignifiant en apparence, une remarque jetée incidemment, suffisent à nous mettre au fait, appelant notre attention sur le grain de sénevé qui va se développer, pousser des branches. C’est dans ce développement que réside tout l’intérêt. Une séduction, une erreur judiciaire, voilà, certes, des matériaux bien souvent employés ; mais comme le jeu des passions les renouvelle ! Quelle poignante étude de l’orgueil dans l’âme d’Anna Lee, par exemple ! D’abord ce n’est que l’innocent orgueil de sa beauté ; ce sentiment, qui la rend si réservée, si respectueuse d’elle-même avec ses pareils, la livre sans défense à l’homme d’une condition supérieure qui la traite en dame ; c’est l’orgueil encore qui lui dicte un excès de désintéressement quand elle veut élever son fils sans le secours de personne, et son abnégation quand elle se retire du chemin de l’infidèle pour le laisser se marier, et son endurcissement dans le crime après le faux témoignage qui envoie Everard au bagne. Mal et bien, tout chez elle sort d’une même passion qui la gouverne. D’autre part, quel est le point faible de Cyril ? L’amour de la vaine louange, le besoin d’être apprécié, vénéré. Cette faiblesse apparaît dès ses premières paroles de la façon la plus naturelle et la plus excusable à la fois ; elle est presque justifiée par de grands talens, de hautes aspirations. De là, cependant, toutes les indignités de sa vie ; de là le plaisir qu’il prend à l’adoration aveugle d’Anna Lee, de là l’espèce de cruauté dont il fait preuve envers elle aussitôt que la crainte du scandale s’empare de lui, de là son silence devant la condamnation de son meilleur ami, de là ses longues années de ministère sacrilège. Il est faible, faible autant qu’est fort l’innocent qui fut sa victime et qui, lui, bien qu’il n’ait rien d’un ange, bien qu’il ne soit qu’un honnête homme, accomplit au bagne une mission sublime, en élevant vers le bien, par ses paroles et ses exemples, la pensée des coupables qui l’entourent. Il a traversé l’enfer du désespoir et du doute, ce n’est que par la lutte qu’il est arrivé à la résignation, à la puissance de comprendre que l’on peut remplir au fond d’une prison une tâche aussi belle que le serait n’importe quelle responsabilité honorable, acceptée à la face du monde. Celle qui l’aime et qui croit en lui, cette Liban qui représente das ewig weibliche de Goethe, l’éternel féminin qui nous attire au ciel, lui a dit : « Les desseins de Dieu sont insondables ; il vous a placé où vous êtes avec des