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la chute devient, en effet, le signal de son dernier soupir. A recueillir aussi comme une perle, la scène quasi shakspearienne de la nuit de la Saint-Jean, quand les garçons guettent derrière chaque taillis les jeunes filles parties folâtres pour interroger l’oracle, ces surprises, ces poursuites, le jeu coquet qui finit si mal entre le docteur et l’effrontée Suke Damson ; cette futaie éclairée par la lune où, fidèles à une tradition légendaire, les amoureux se fuient et se rejoignent, est un adorable décor, et combien pathétique le tableau de la fin, Marty au cimetière ! En maint autre endroit se montrent aussi frappantes que jamais les rares qualités du romancier : ce sentiment de la nature qui se passe de longues descriptions, découvrant toujours le détail juste et caractéristique, un mélange discret de poésie et de réalisme, la verve comique jaillissant de l’observation minutieuse et spirituelle, la grâce ou la grandeur idyllique prêtée aux travaux des champs, la finesse des portraits. Resserré, condensé, ce livre aurait une véritable valeur. Tel qu’il est, il semble ennuyeux ; l’action se perd dans les détails accumulés. Nous engagerions volontiers M. Hardy à s’armer d’une serpe et d’une cognée pour donner de l’air, pour ouvrir des sentiers, pour ménager des échappées dans cette belle forêt trop touffue qui lui est familière, et qu’il nous ferait aimer davantage en abrégeant un peu la route sur laquelle il faut le suivre. Bien peu de promeneurs vont jusqu’au bout, tant la course est longue et souvent monotone.

La prolixité où se noie le talent reconnu de M. Hardy fait apprécier davantage le tour sobre, ferme et concis d’un autre talent, féminin celui-là, et qui en est à son coup d’essai, mais le coup d’essai est un coup de maître. On a prononcé encore, à propos d’Une Tragédie au village[1], le nom de George Eliot ; certainement, il serait facile d’établir des points de comparaison entre ce petit roman, qui n’est guère qu’une nouvelle, et les premiers récits où l’auteur des Scènes de la vie cléricale greffa le langage des paysans sur son style si pur et si élevé. Comme dans les livres d’Eliot encore, la pitié, une pitié plus large que les femmes ne la conçoivent d’ordinaire, car elle s’étend aux pires conséquences de la misère et de l’abandon, la pitié jointe au sentiment profond de la justice se dégage d’un drame de tous les jours, simplement exposé. L’humble héroïne est une pauvre orpheline, une délicate enfant des villes, recueillie chez des parens rigides, fermiers dans l’Oxfordshire, qui se méfient de sa gentillesse, ayant sans cesse présent à l’esprit, si l’on peut appeler esprit cet entendement obtus, que sa mère a jadis mal tourné. Par leurs mauvais traitemens, leurs soupçons injurieux, ces puritains

  1. A village tragedy, by Margaret L. Woods. London, 1887 ; Bentley and Son.