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récit palpitant, d’où se détache un beau caractère de femme, tout ardeur et toute spontanéité. Le héros est bien nul pour être aimé à la fois par deux jolies filles, mais une certaine pénurie explique le cas excessif que Jess et Bessie font de ce garçon paisible qui, sans préméditation et sans malice, passe de la blonde à la brune, épouse l’une consciencieusement et continue tout bas à regretter l’autre. Du reste, en d’autres lieux même que le Transvaal, l’amour ne se mesure pas au mérite, et l’on aime presque toujours la créature de son imagination. Nous ne chercherons donc pas de mauvaise querelle à M. Rider Haggard, et nous le prierons au contraire de s’en tenir à la voie qu’il a inaugurée en écrivant Jess. C’est là qu’il trouvera dorénavant ses véritables succès. La mine de Salomon est épuisée : il n’y a plus rien à en tirer.


III

Au sortir de la rivière souterraine qui conduit à l’empire quasi fabuleux de Zu-Vendi, au sortir des cavernes de Kôr et de toute cette féerie africaine qui ne s’appuie pas, quoi qu’en dise son brillant évocateur, sur de bien sérieuses autorités, on se retrouve avec plaisir dans les fraîches campagnes anglaises, observées avec une sympathie si profonde et si sincère par M. Thomas Hardy, l’écrivain qui, depuis George Eliot, nous a donné l’impression la plus juste et la plus intéressante de la vie rustique. Cette vie-là offre bien moins de poésie en Angleterre que chez nous ; d’abord le costume local manque, les paysans ont l’air d’ouvriers mal vêtus ; et puis le morcellement de la propriété, s’il fait tort ailleurs à la beauté du paysage, s’il empêche le superbe développement des forêts, s’il ne souffre rien de comparable à l’aspect aristocratique du comté de Kent tout entier, qui ressemble à un parc immense, ce morcellement égalitaire, résultat des révolutions, implique une joyeuse indépendance dont le reflet se retrouve sur les visages et dans les mœurs. Les cultures chez nos voisins sont moins variées, le ciel surtout est moins riant, le climat moins favorable à la gaîté, la nature trop civilisée, trop perfectionnée, trop utilisée par l’industrie, la religion enfin n’a aucune de ces pompes extérieures qui s’harmonisent si bien avec la floraison des aubépines, avec l’heure des semailles ou celle des moissons ; elle fait du dimanche le jour le plus morne, le plus silencieux de la semaine. Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore qui tiennent au caractère et aux habitudes des classes inférieures, à leur esprit lourd, éminemment pratique et terre à terre, le roman champêtre est bien plus difficile à écrire en Angleterre qu’en France, où les divers patois ont des tournures savoureuses, expressives, que l’on chercherait en vain dans la