Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’horreur qu’elle cherche à nous inspirer pour un père indigne rejaillit sur elle-même. Avoir fait raconter une telle histoire par l’héroïne, c’est en vérité le comble du mauvais goût. Injustement répudiée, lady Carew, en guise de dédommagement, se trouve libre avec une grosse pension ; aussitôt que les convenances le permettront, quand le bruit suscité autour de ce faux adultère se sera éteint, elle pourra épouser Sabine, qui va faire un tour en yacht pour remplir cet intervalle.

De son côté, la divorcée s’enferme, — non pas au couvent, il n’est pas de couvent pour les filles de doyens, — mais dans un coquet entresol de la rue Royale, à Paris. Et quand nous disons qu’elle s’enferme, la métaphore est hardie, — car sa vie se passe à courir les magasins, les théâtres, en compagnie d’une amie complaisante, dont le rôle dans tout ce récit est fort douteux, Mrs Fortescue, veuve très consolée, très indépendante, grande mangeuse, elle aussi, de foie gras et de sandwiches aux crevettes, grande buveuse de Champagne, éprise, comme il convient, de toutes les jouissances positives qui ne vont pas jusqu’à la wickedness. C’est dans la douce retraite qu’elle s’est choisie que lady Carew apprend la perte de ce funeste yacht qui lui a toujours porté malheur. Sabine ne reviendra pas. Elle est au désespoir ; mais ne croyez pas que ce désespoir dure plus que de raison chez une personne sensée, résolue à tirer de l’existence le meilleur parti possible. Cependant la poursuite d’un certain prince Balanikof, aussi grand de taille et aussi large d’épaules que feu Sabine, mais avec une figure kalmouke, lui fait fuir Paris, car ce Russe, qui offre son cœur avec trois cent mille livres de rente, a déjà une femme quelque part ; d’ailleurs le tsar ne lui permettrait en aucun cas d’épouser la fille d’un membre du clergé protestant, fût-il dean.

Le soin de sa vertu, joint à l’embarras de sa fausse position, force lady Carew à une vie de juif errant, jusqu’au moment où la nostalgie du home vient la prendre à l’étranger. Elle rentre en Angleterre, sous un nom d’emprunt qui défie les curiosités, et demande à la province un peu de repos et de considération. Pour obtenir cela, jusqu’où ne va-t-elle pas en fait de sacrifices au cant ! Elle porte des robes d’une élégance sévère, ne se permet que peu de bijoux et refuse les danses tournantes. Sa modestie, sa beauté, séduisent un clergyman de bonne mine, le révérend Sébastien Meadowswelt, qui l’épouserait volontiers, si l’aveu tardif du divorce ne le faisait reculer devant ce qu’il croit être une transgression grave aux lois religieuses. Notre fausse veuve est donc encore contrainte à changer de résidence et de nom ; nous la voyons, en ses successives métamorphoses, chercher par tout le royaume un mari quelconque qui la fuit toujours au dernier moment. Cette chasse sert de prétexte