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cet instrument-ci sur celui-là. C’est ce que paraît ignorer complètement le grand nombre des ouvriers ou négligens ou trop novices qui s’appliquent à ce genre spécial, genre ingrat, nous en convenons, parce que l’effort reste obscur et presque ignoré, ne profitant qu’au talent étranger qu’il met en lumière. L’unique souci des espèces d’agences créées depuis quelque temps est de satisfaire l’impatience du public, en lui livrant la traduction presque à l’heure où paraît le livre original. Cet empressement donne encore un désavantage aux traducteurs consciencieux, qui, fatalement, arrivent derniers dans le steeple-chase, ayant tenu à faire œuvre d’art plutôt que de commerce.

Combien faut-il que les romans de Dickens, de Thackeray ou d’Eliot aient de valeur profonde pour qu’en dépit des outrages qui leur ont été infligés, nous reconnaissions leurs beautés éclatantes ! Mais beaucoup d’œuvres très distinguées, d’ailleurs, ne possèdent pas la même force de résistance et encourent, sous le déguisement dont on les affuble, des mépris fort injustes. La question est donc celle-ci : sans nous préoccuper davantage du plus ou moins de fidélité des traductions et en laissant de côté les auteurs qui, comme Rhoda Broughton et Ouida, ont conquis en France leurs lettres de naturalisation, chercher les causes de la défaveur où semblent tombés chez nous, non pas tous les romans écrits en langue anglaise, puisque les productions américaines conservent une certaine vogue jusqu’à présent, mais le roman anglais proprement dit, celui qui se publie de notre côté de l’Atlantique.


I

Peut-être, réflexion faite, sommes-nous en partie responsables de cet amoindrissement. Comme le disait M. Forgues ici même, la transfusion du sang est une opération délicate, surtout lorsque les tempéramens diffèrent autant que peuvent différer notre tempérament et celui de nos voisins. D’un côté, il y a tendance invincible à juger tous les sujets, même esthétiques, au point de vue de la morale ; de l’autre, il y a un dédain de plus en plus marqué pour cette science vieillie, l’éthique, surtout quand il s’agit de l’appliquer aux questions littéraires. En Angleterre, le roman français est donc, presque sans distinction, proclamé wicked : les plus austères, ceux qui s’en tiennent aux ouvrages d’une pureté irréprochable, qu’ont signés Mrs Oliphant, miss Thackeray ou l’auteur de John Halifax, se garderaient bien d’y jeter les yeux ; ceux qui, convertis par Jane Eyre, ont accepté tacitement la recherche de la vérité psychologique avec ses bons et ses mauvais côtés, le lisent et reconnaissent volontiers sa supériorité au point de vue littéraire,