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que prenaient ses fantoches d’aller gambader sur un théâtre : a Je ne vous fis pas présentables. Je ne vous avoue pas le moins du monde. Vous êtes bâtis hors des règles, hors du sens commun, à l’encontre de tout ce que l’on admire… Vous êtes le rêve d’un Caliban ! »

L’auteur de la Nuit bergamasque était un peu trop égoïste, un peu trop modeste, — un peu trop, seulement… Au Théâtre-Libre, où n’accourent que des amateurs de curiosités, sa pièce a réussi : après l’avoir diverti, elle a donc diverti son prochain, mais un prochain tout proche, et qui n’est pas considérable. Il n’est qu’une élite de beaux esprits pour applaudir un « jeune dissipé » italien, en costume du vieux répertoire, qui définit certains trafiquans :


Vagues marchands de chair, sorte d’anthropophages,
Mal classés par Buffon, Cuvier et Quatrefages !


Devant cette même compagnie, le Baiser a pu triompher. A s’envoler avec cette fantaisie aérienne, à retomber avec cette cocasserie lourde, alternativement, l’imagination de ces auditeurs prenait le même plaisir que les enfans au jeu de bascule : plus ils vont haut, plus ils touchent rudement le sol, et plus ils sont satisfaits. — Ces jours-ci encore, j’ai assisté à un divertissement qui procure une joie pareille. Le Divorce fantastique est un petit opéra de salon, à trois élémens, pour ainsi dire : des peintures de M. de Caillas, projetées sur une toile par un procédé nouveau, sont accompagnées de mélodies et d’accords de M. de la Tombelle et d’un poème de M. Depré. L’ensemble est charmant et porte à la rêverie. Soudain, au milieu d’un couplet délicat, on est réveillé par un coq-à-l’âne : après une lente caresse, une gifle ! On s’amuse de l’accident. On est « entre soi ; » et cette lanterne magique, — si magique, en effet, qu’elle paraisse, — n’est qu’un joujou.

Le Baiser aussi n’est qu’un joujou, — un bijou, si l’on veut ; un colifichet délicieux, mais un colifichet. Or, à la Comédie-Française, on n’est jamais « entre soi ; » les honnêtes gens n’y viennent pas pour « faire joujou ; » ils ne veulent pas, dans cet immense écrin, n’avoir à considérer qu’une petite perle, surtout une perle baroque ! .. Et tandis que M. Coquelin cadet et Mlle Reichemberg, avec un art consommé, déclament cette poésie qui se moque d’elle-même, le public a une furieuse envie de demander si l’on ne se moque pas de lui.


Louis GANDERAX.