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le Flibustier, c’est du pain bis, excellemment salé, selon l’usage de la côte, par quelques gouttes d’eau de mer.

Enfin, pour aider à l’illusion dramatique, pour donner à ces personnages, s’il en était besoin, un suprême vernis d’humanité, ces comédiens étaient là : M. Got, M. Worms, Mme Worms-Barretta et leurs camarades.

M. Laroche ne pouvait que sauver le rôle de Pierre : il l’a sauvé, en effet. Mme Pauline Granger, même avec moins de sécheresse, avec une physionomie moins bourgeoise et plus campagnarde, n’aurait pas fait de Marie-Anne, la mère de Janik, une figure bien intéressante. Représenter ces terriens, dans cette comédie marine, ce n’était pas avoir la meilleure part. Mais les éloges nous manquent pour Mme Worms-Barretta, pour son mari et pour le doyen de la maison. Elle a incarné, cette jeune femme, le type rêvé par le poète : « bon air, bon cœur, l’esprit subtil, » évidemment elle a tout cela. Elle respire la santé, la vertu, mais la fine santé, la vertu gentille ; elle respire l’esprit, la malice, mais l’esprit sensé, la malice honnête : elle est d’abord la bienvenue. Elle ouvre la bouche : elle a précisément la voix de son visage et de sa taille, ni trop considérable ni trop mince, et fraîche et souple à ravir. Et sa diction et ses attitudes, elles sont justement les siennes : toute sagesse et tout charme. Savez-vous que, par l’accord de ces dons et de ce talent, voilà une comédienne vraiment unique ? Voilà, au théâtre, un parfait exemplaire d’une aimable espèce de Française : pendant l’exposition de 1889, je voudrais que Mme Worms-Barretta parût souvent sur la scène ; elle donnerait aux étrangers une juste et bonne idée de la nation. — Pour ce Jacquemin, d’autre part, on est bien aise qu’il l’épouse à la fin de la pièce, et même qu’il s’en aille avec elle après le spectacle : il s’opère, dans l’imagination du public, une fusion intime du personnage et de l’acteur, et l’on se réjouit, voyant cette jeune femme, de penser que celui-ci est son homme. Un homme ; en effet ! Ses yeux et sa voix le jurent ; et c’est bien le cœur d’un mâle qui fait vibrer sa poitrine. La vigueur et la précision de son art, la ferveur et la mesure de son jeu, autant que des beautés, paraissent des vertus viriles. Aussi quelle sympathie ! On brûle, on souffre avec lui, quand il commence d’aimer Janik et s’efforce d’étouffer son amour ; on suit son discours, à perdre haleine, quand il révèle désespérément à la jeune fille qu’il n’est pas son fiancé ; on s’indigne, on se révolte, on éclate en prenant feu à sa colère, sous les outrages de son rival ; on se croit l’âme aussi généreuse, la gorge aussi sonore, la parole aussi nette, la mimique aussi tranchante et aussi touchante que la sienne, et l’on s’applaudit ! — Mais comment, pour qui ne l’a pas vu, évoquer M. Got ? Il est marin et vieux marin, depuis le bonnet jusqu’aux semelles. Ses épaules se sont voûtées dans l’entrepont, ses jambes se sont arquées au bercement du roulis. Dans son œil clair, d’une franchise enjouée, c’est le flot qui brille. C’est du