Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

refus ; cette fois, il demande 200,000 livres sterling. Le rajah désespéré le supplie en vain : ce n’est plus 200,000, mais 500,000 livres sterling qu’il exige, et il se paie de ses propres mains, en entrant dans Bénarès, la ville sainte, et en provoquant la plus formidable des insurrections.

La mesure était comble. Il dut quitter son poste, rentrer en Angleterre, où l’attendait un procès qui dura douze années. Il s’en tira, grâce à ses immenses trésors, subornant les témoins, achetant les juges. Tous comptes payés, plus riche encore qu’aucun grand seigneur, il s’en fut terminer paisiblement sa carrière agitée dans le splendide domaine de Daylesford, racheté et embelli par lui, et où il put jouir pendant vingt années du fruit de ses effroyables spoliations.

Le procès de Warren Hastings, tout scandaleux qu’en fût le résultat, inaugure cependant une ère nouvelle. Nous sommes en 1798. Dès 1782, William Pitt prenait en main la direction des affaires de l’Angleterre, rétablissait l’ordre dans les finances, supprimait d’intolérables abus. La dette consolidée, cotée à 54 à son avènement, atteint, en 1792, 96, soit une hausse de 42 pour 100 en huit années. Avec l’ordre la sécurité renaît ; les opérations commerciales s’étendent, les banques se fondent, la finance vient en aide à l’industrie. C’est alors que s’établit à Londres Nathan-Mayer Rothschild, le fondateur de la grande maison anglaise.


V

Ce représentant d’une puissante dynastie financière, dont les solides assises reposent sur les principales places de l’Europe, était le troisième fils de Mayer-Amschel Rothschild de Francfort. Son grand-père, Amschel Moses, habitait, dans la Judengasse, le quartier juif, une maison ornée d’une enseigne rouge (roth schild) d’où Je nom de Rothschild, sous lequel on le désignait pour le distinguer de ses coreligionnaires, dont plusieurs portaient les mêmes prénoms. Cette rue étroite, triste et sale, aux maisons enfumées, à la population grouillante, dont Goethe a décrit l’aspect, fut le berceau d’une des plus opulentes familles du monde.

Amschel Moses, brocanteur de curiosités et de vieilles médailles, gagnait sa vie en colportant, de village en village, sa modeste balle sur son dos. On raconte de lui un trait qui peint bien sa caractéristique prudence. Chemin faisant, il rencontra un jour un de ses compatriotes, colporteur comme lui, mais plus fortuné que lui, puisqu’il possédait un âne. Sur l’offre obligeante qui lui en fut faite, Amschel Moses s’allégea de son fardeau, qu’il déposa sur le bât. Arrivés au bord d’un ravin profond, sur lequel on avait jeté un