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proteste, les iniquités dont on souffre. Tant bien que mal, on procède à une enquête ; les faits sont patens et, pour s’être passés aux Indes, n’en sont pas moins monstrueux. La carrière de ce prince des millionnaires d’alors est une sorte d’abrégé très complet des procédés en usage pour conquérir promptement l’opulence ; à ce titre, elle a son prix.

Ses ancêtres étaient riches et nobles. Il avait perdu sa mère de bonne heure ; abandonné par un père prodigue, ruiné par un tuteur infidèle, il conçut dès son jeune âge l’idée de relever la fortune de sa race, de racheter son domaine seigneurial de Daylesford, dans le Somersetshire, et s’en fut aux Indes en quête des moyens de réaliser son rêve. A vingt-sept ans, nous le retrouvons membre du conseil de la toute-puissante compagnie : il touche au but. L’unique occupation d’un membre du conseil se bornait, avant lui, à extorquer, dans le plus court espace de temps possible, 100,000 ou 200,000 livres sterling aux indigènes, puis à rentrer en Angleterre avant que le climat eût détruit sa santé, à épouser la fille sans dot d’un pair du royaume, à acheter un bourg pourri et se faire envoyer au parlement. C’était la tradition, et nul n’y trouvait à redire ; mais Warren Hastings avait l’ambition plus haute, et les sentiers battus lui semblaient bien étroits. En moins de huit années, il avait réalisé ce modeste programme, mais il plaça mal ses économies, à un taux usuraire, sur de mauvaises garanties. Ruiné, il dut revenir aux Indes, bien décidé cette fois à regagner ce qu’il estimait son bien, et à le décupler, si possible.

Nommé représentant du conseil à Madras, il trouve à son arrivée une administration en désarroi. Pas un employé, si infime soit-il, qui ne remplisse ses poches au détriment de la compagnie. Warren Hastings y met bon ordre ; il n’entend pas qu’un autre que lui pressure les indigènes. Il fait rendre gorge aux délinquans, introduit dans toutes les branches du service une scrupuleuse économie, ce dont le conseil le loue fort et le récompense en l’appelant au poste de gouverneur du Bengale.

Dans cette position élevée, les belles occasions ne manqueront pas, et il n’a garde de les laisser échapper. Il débute par un coup de maître, supprime au nabab indigène la moitié de son revenu, 160,000 livres sterling qu’il s’approprie, sous prétexte qu’il fait sa besogne ; confisque au grand-mogol 300,000 livres sur son allocation annuelle, se les alloue pour la même raison et, pour le punir de ses réclamations intempestives, s’empare de deux de ses provinces, qu’il vend 500,000 livres comptant au roi d’Oude.

Il prenait partout et de toutes mains. Parfois, mais rarement, il achetait. C’est ainsi qu’il négocia avec un baron allemand l’emplette de la femme de ce dernier. La dame ne demandait pas mieux ;