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De semblables fureurs n’ont pas été inconnues du XIXe siècle. On en cite çà et là des exemples jusque sous Alexandre III; en 1883., un paysan du nom de Joukof se brûlait en chantant des cantiques. Le baptême du sang, « la mort rouge, » considéré comme aussi efficace que le baptême du feu, est peut-être demeuré moins rare. Il se rencontre surtout parmi les parens désireux d’arracher leurs enfans aux séductions du prince des ténèbres. En 1847, un moujik du gouvernement de Perm avait ainsi résolu d’ouvrir d’un coup le ciel à toute sa famille; la hache lui étant tombée des mains avant l’achèvement de sa triste besogne, il était venu lui-même se livrer à la justice. Un autre paysan, du gouvernement de Vladimir, traduit devant les tribunaux pour avoir immolé ses deux fils, répondait qu’il avait voulu les sauver du péché; et, pour les rejoindre, il se laissait mourir de faim dans sa prison.

Une légende symbolique, mise en vers par un poète raskolnik, la légende « de la femme Alléluia, » justifie ces féroces marques d’affection paternelle. La femme Alléluia tenait, un jour d’hiver, son fils dans ses bras, devant son poêle allumé. Tout à coup entre dans l’izba Jésus enfant, qui demande un asile pour échapper à la poursuite de ses ennemis. La femme cherche en vain une cachette, « Jette ton fils dans le poêle, dit Jésus, et prends-moi dans tes bras à sa place. » Elle obéit, et quand arrivent les ennemis du Christ, elle leur montre le poêle où brûle son fils ; mais à peine sont-ils partis qu’elle pleure son enfant, « Regarde dans le poêle, » lui ordonne Jésus pour la consoler. Elle regarde, et, dans l’intérieur du poêle (un grand poêle de paysans semblable à une sorte de four), elle découvre un frais jardin où son fils se promène en chantant avec des anges. Jésus la quitte en lui recommandant d’enseigner aux fidèles à vouer aux flammes la chair innocente de leurs jeunes enfans. Ce barbare conseil, digne des adorateurs de Moloch, il se trouve des parens pour le suivre. Une paysanne, qui avait ainsi offert à Dieu une petite fille, disait : « j’ai suivi l’exemple de la femme Alléluia; réjouissons-nous, l’enfant est montée au royaume des cieux. » En 1870, un moujik imitait le sacrifice d’Abraham; il liait son fils, de sept ans, sur un banc et lui ouvrait le ventre, puis se mettait en prière devant les saintes images. « Me pardonnes-tu? demandait-il à l’enfant expirant. — Je te pardonne, et Dieu aussi, » répondait la victime dressée au sacrifice[1].

  1. Voyez en particulier les études de M. Prougavine (Rousskaia Mysl, janvier-juillet 1885). Il vient parfois devant les tribunaux des affaires de ce genre. Ainsi le tribunal d’Odessa a jugé, en une seule année (1879), une affaire de flagellation de soi-même (samobitchevanié) et une de crucifiement (razpiatié), une affaire de suicide par le feu (samosoggénié) et une affaire de mutilation « par piété. »