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Absorbés dans leur œuvre de colonisation et de défrichement, les États-Unis n’avaient pas encore de commerce extérieur. De 1800 à 1820, leurs exportations oscillent entre 100 et 250 millions de francs par année. Qu’était cela à côté de l’Angleterre en possession de la fonte au charbon de terre depuis 1750, dotée par Arkwright du water frame en 1769, du spinning jenny par Hargreaves en 1770, du self acting mule par Kelly en 1792, de la machine à vapeur brevetée par Watt en 1769, et appliquée dès 1785 à l’industrie du coton ?

Avec de tels instrumens en main, la production décuple ; maîtresse de la mer, l’Angleterre exporte ; sans rivaux, elle règne sur les marchés, faisant refluer vers ses centres industriels les capitaux qu’elle prélève sur le monde entier, réduisant ses prix de fabrication ; prête, le jour où la paix conclue lui ouvrira les marchés européens, à les inonder des produits de ses fabriques, à défier la concurrence, grâce à son outillage constamment accru, scientifiquement perfectionné.

Sur ce terrain ainsi préparé, elle régnera longtemps. Il faudra de rudes efforts pour l’en déposséder, pour lui enlever les marchés qu’elle a conquis, pour produire à aussi bas prix que lui permettent de le faire et ses mines de houille et ses énormes capitaux accumulés et son gigantesque matériel, à l’aide desquels elle a créé un mouvement commercial qui dépasse aujourd’hui, à l’importation et à l’exportation, 17 milliards annuellement, desservi par une flotte dont le tonnage annuel s’élève, à l’entrée et à la sortie, à 34 millions de tonnes.

De pareils chiffres expliquent ces grandes fortunes industrielles, plus nombreuses en Angleterre qu’en aucun pays du monde, fortunes récentes pour la plupart et dont quelques-unes rappellent, par leur soudaineté, les contes merveilleux et dorés des Mille et une Nuits. Il semble, à en juger par les résultats, que, nouveaux Aladdins, leurs créateurs aient évoqué quelque puissant génie, docile à leurs ordres, empressé à satisfaire leurs souhaits. A l’examen, ces visions se dissipent, le merveilleux s’évanouit, le hasard même, auquel on n’est que trop porté à assigner un rôle prépondérant dans les affaires de ce monde, disparaît ; ce qui subsiste, c’est l’énergie indomptable, le coup d’œil sûr et froid, la résolution calme et ce jugement scientifique, facteur nouveau, né de l’observation, sorti des officines et des laboratoires. Chaque jour, son rôle grandit à mesure que la science moderne, poussant en tous sens ses investigations curieuses, élargit son domaine, étend le cercle de ses connaissances et de nos moyens d’action sur la nature, mesure, pèse et calcule avec une précision plus rigoureuse et plus mathématique.