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n’a pas voulu en croire les Grecs et les textes grecs, appelés en témoins par ses patriarches. Il s’en est tenu obstinément à ses missels slavons, égalés par lui aux Écritures. Chez lui, le côté local, national de l’église a prévalu sur le côté œcuménique, catholique. Il n’a plus connu que son église, que sa liturgie, que ses traditions, et il s’y est aveuglément cantonné, comme si la révélation avait été faite en paléoslave, ou comme si la Russie était tout le bercail du Christ. Aussi a-t-on pu dire que le raskol n’a pas été seulement la vieille foi, mais la foi russe[1].

Pour l’historien, le raskol, nous l’avons dit, est la résistance du peuple aux nouveautés importées de l’Occident. Ce caractère du schisme, tel est le sens du mot raskol, Pierre le Grand le mit dans tout son jour. Le schisme devint une protestation nationale contre l’imitation de l’étranger, une protestation populaire contre la constitution de la Russie en état moderne. Au bouleversement des mœurs publiques et privées sous Pierre le Grand, à tout ce qu’ils regardaient comme le triomphe de l’impiété, les raskolniks ne virent qu’une explication : l’approche de la fin du monde, la venue de l’antéchrist. La personne même du réformateur prêtait, par certains côtés, à cette satanique apothéose. Devant un souverain tel que Pierre Ier, entouré d’hérétiques, vivant avec une concubine étrangère, ayant sur ses mains le sang de son fils, le trouble, la stupéfaction des vieux Russes étaient d’autant plus grands que plus profond était leur respect pour leurs princes. Un tel « vase d’iniquité, » un tel » loup féroce » pouvait-il être le vrai tsar, l’oint du Seigneur ? N’avait-il pas rejeté le titre slavon, national et biblique de tsar, pour le nom étranger et païen d’empereur ? Dans ce nom d’empereur, les raskolniks découvraient le chiffre de la bête. Pour eux, le signe de l’enfer ne fut pas seulement dans le titre de leurs souverains, il fut dans toutes leurs innovations, dans toutes les importations du dehors: dans le tabac, dans le sucre, dans le café, dans le rasoir. Et l’obstination du vieux-croyant a vaincu le réformateur. Les tsars ont dû laisser tomber en désuétude les lois de leur Sobranié Zakonof contre la barbe et les barbus.

L’avènement de l’antéchrist devint le dogme fondamental du raskol et surtout des bezpopovtsy, des sans-prêtres, qui, depuis « l’apostasie » de l’église officielle, repoussent tout sacerdoce. La croyance au règne de l’antéchrist devait mener aux aberrations les plus singulières. Le monde étant soumis à Satan, tout contact avec lui était une souillure, toute soumission à ses lois une apostasie. Pour échapper à la contagion diabolique, le meilleur moyen

  1. Vladimir Solovief, Religiosnyia Osnovy Jizni : Appendice.