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qu’après une de ces commotions, les vainqueurs s’apprêtaient à égorger ou à bannir les vaincus, lorsqu’un d’entre eux, Onomadème, se leva et leur dit : « Je pense qu’il est bon que nous laissions quelques-uns de nos ennemis dans la ville ; car, si nous les chassons tous, c’est entre amis que la haine et la guerre civile éclateront désormais. » Cet Onomadème était un avisé personnage; il savait qu’une ville grecque ne pouvait exister sans factions, et il ne ménageait ses adversaires qu’afin que son parti eût toujours sous la main des gens sur qui passer sa colère.

Qu’avaient produit toutes ces guerres? On s’intéresse à celles de Rome, qui, conduites avec sagesse et prévoyance, mènent pas à pas et sûrement les légions des bords du Tibre au pied des Alpes et au détroit de Messine, puis de là aux limites du monde civilisé. Mais ces Grecs, si bien doués pour d’autres œuvres, qu’avaient-ils gagné à tant de combats ? Ils ont perdu un siècle à piétiner sur place, dans le sang et au milieu des ruines. Grâce à la fécondité de leur génie, rien, il est vrai, n’annonçait leur ruine prochaine. Si en littérature certains genres faiblissaient, c’était au profit de certains autres; si en politique les grands états étaient abaissés, c’était à l’avantage des petits; si les peuples plus mélangés, plus amollis, plus corrompus, avaient perdu de leurs vertus civiques, il y avait encore des citoyens, tels que Lycurgue et Démosthène, Hypéridès et Euphréos, ce citoyen d’Orée qui, n’ayant pu sauver sa ville des mains de Philippe, se tua pour ne pas vivre sujet des Macédoniens. Pourtant la décadence avait bien réellement commencé; elle pouvait durer longtemps, sans amener de catastrophe, car le courage et l’esprit militaires n’avaient disparu ni à Thèbes ni à Lacédémone, et l’on verra les Athéniens se souvenir plus d’une fois du nom qu’ils portent; enfin, aucun ennemi extérieur n’étant alors menaçant, l’union n’était point pour le moment nécessaire ; l’habitude même d’invoquer l’assistance des barbares ne emblait pas encore un danger.

La Grèce paraissait donc avoir encore devant elle de longs jours ; et elle fût restée maîtresse de cet avenir sans le phénomène, unique dans l’histoire, de deux grands hommes se succédant sur le même trône. La Macédoine a tué la Grèce : Philippe l’asservit; Alexandre lui fit plus de mal, il l’entraîna sur ses pas et la dispersa sur la surface de l’Asie. La Grèce, après lui, fut à Alexandrie, à Séleucie, à Antioche, à Pergame, aux bords du Nil, du Tigre et de l’Indus, partout, excepté en Grèce.


VICTOR DURUY.