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plusieurs fois un vif regret de ne pouvoir s’entretenir avec M. le Prince ; le souvenir de quelques froissemens d’amour-propre était complètement effacé. Peut-être, en prenant parti, croyait-il servir les secrètes intentions de celui qu’il considérait encore comme son chef ? L’austère huguenot n’échappait pas toujours à l’empire de la beauté : vingt et un ans plus tard, la marquise de Coëtquen lui arrachera « le secret de l’État ; » aujourd’hui, il est sous le charme de Mme de Longueville. En 1646, cette séduisante princesse lui a fait visite au milieu de son armée[1] ; ce souvenir ne l’a pas quitté, et Geneviève de Bourbon a pris soin de l’entretenir. Lui a-t-elle donné le change sur les véritables sentimens de son frère ? On le croirait, à voir le ton embarrassé des réponses du maréchal à M. le Prince. Fut-il plutôt entraîné par le duc de Bouillon, déjà passé à la Fronde ? Jamais il ne s’est nettement exprimé sur ce point. Le cardinal de Retz, l’ayant pressé trois fois de questions, ne put rien comprendre aux explications plus ou moins volontairement embrouillées du maréchal.

Enfin il rompt les derniers liens, adresse à ses troupes un manifeste qui est un acte de rébellion ouverte, et qu’un arrêt du conseil déclare justement criminel. Aussitôt d’Erlach est appelé à prendre le commandement. M. le Prince, le cardinal, écrivent aux colonels, nos vieilles connaissances, Oheim, Schmittberg et autres, pour les retenir dans le devoir. Mais qui les paiera ? Le maréchal fait de belles promesses au nom du parlement ; il faut opposer les espèces aux paroles. Le banquier de Strasbourg, Hervart, est prêt à faire l’avance de la solde, si on lui remet un gage. Condé donne ses pierreries[2] ; l’armée est payée et reste fidèle au Roi.

L’histoire fait à peine mention de cette largesse patriotique. Retz l’enregistre avec une pointe de raillerie ; pensez que ce sacrifice eût pu nourrir la guerre civile plusieurs mois !

Aucune apologie ne peut atténuer le blâme que mérite la conduite de Turenne. La prétention de se considérer comme prince étranger défendant les intérêts d’une race dépouillée n’est pas admissible ; ces droits, il ne les avait pas soutenus alors que son frère, les armes à la main, disputait Sedan à Richelieu. A l’heure

  1. Elle accompagnait alors son mari à Munster, et marcha trois jours avec l’armée de Turenne. « Ces reistres avec toutes ces dames faisaient un assortiment assez nouveau. » (Montdevergue à Mazarin, Munster, 30 juillet 1646. A. C.)
  2. « M. le Prince a donné la plus grande partie de ses pierreries. » (Mazarin à Hervart, 7 mars.) — « Estat des pierreries que M. le Prince de Condé a prestées au Roy pour estre engagées pour son service. » Reconnaissance signée par le Roi le 23 mars. Original. A. C. — À cette époque, pour les personnages haut placés, les pierres précieuses tenaient lieu de ce qu’on appellerait aujourd’hui le portefeuille.