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mais, ne pouvant lui trouver un principe de légitimité, il l’établit sur l’inégalité des hommes, dont les uns sont destinés à servir, les autres à commander. Un mot du christianisme renversera cette thèse, et ce mot, Aristote le connaissait. « Il en est, dit-il, qui soutiennent que le pouvoir du maître sur l’esclave est contraire à la nature, la loi établissant seule la différence entre celui qui est libre et celui qui ne l’est pas. Or la nature fait les hommes égaux ; donc l’esclavage est une injustice, puisqu’il résulte de la violence. » Malheureusement, Aristote, pour faire de la cité une communauté d’égaux, est conduit à réserver tout le travail des mains à ceux qu’il appelle « des instrumens animés dont on est propriétaire. » Cette erreur était un tribut qu’il payait à son temps. Du moins ne confond-il pas, comme Platon, l’état et la famille, doctrine funeste qui conduit à tous les despotismes, celui de la foule aussi bien que celui d’un tyran, parce qu’il suppose la cité toujours mineure, et, par conséquent, toujours en tutelle. Il fait bien sortir la société de la famille, mais il montre que, si le principe de l’une est l’autorité, le principe de l’autre est la liberté et l’égalité ; dans la première, il trouve un pouvoir royal, celui du père ; dans la seconde, un pouvoir républicain, celui du magistrat qui obéit à un mandat, alors même qu’il commande. Du reste, ce grand esprit ne pouvait s’enfermer dans un système étroit. Aristote admet tous les gouvernemens, les violens exceptés, car il avait déjà cette idée à laquelle tous ne sont pas arrivés, même aujourd’hui, qu’une question de gouvernement est avant tout une question de rapport, telle forme d’autorité publique pouvant convenir à un état, laquelle serait fatale à un autre. il est remarquable que sa défense du principe que nous appelons le suffrage universel soit la meilleure qu’on puisse encore présenter, et qu’il ait pressenti, deux mille ans avant qu’il arrivât, le rôle important des classes moyennes : le gouvernement de ses préférences est celui qui fait la part à la fortune, au mérite et à la liberté, c’est-à-dire un gouvernement de transaction, où ces forces se tempèrent mutuellement.

Aristote était trop de son temps et de son pays pour ne pas appliquer à la politique ce que les Grecs avaient mis dans la littérature : la proportion, la mesure, τὸ μέσον, qui était pour lui, dans toute production d’art, la condition nécessaire de l’harmonie. Mais il savait aussi que des institutions qui respectent l’égalité politique, tout en faisant la part des inégalités naturelles, sont difficiles, moins à créer qu’à faire vivre. « Le gouvernement démocratique, dit-il, a de dangereux ennemis, les démagogues, qui le minent et le renversent, soit en calomniant les riches, soit en ameutant contre eux la classe qui n’a rien. On en peut citer mille exemples. À Cos, leurs perfides manœuvres provoquèrent un complot des riches, et