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n’ont eu d’autre occupation que de toucher à tout, de tout ébranler, les institutions militaires comme les institutions politiques, l’administration, la magistrature, les établissemens de crédit. La France sait tout cela ; elle sent parfaitement que ses affaires ont été gâtées, et elle sait aussi que le résultat de la politique qui a été suivie, de cette expérience meurtrière pour le pays, pour la république elle-même, c’est le gâchis où l’on se débat aujourd’hui. Puis, quand elle regarde au-delà pour chercher une issue, elle ne voit qu’un gouvernement sans idées et sans consistance, des chambres sans direction, discutant des lois sans avenir, des esprits en désarroi, des partis divisés, irréconciliables, préparés à toutes les aventures. Elle ne voit partout que confusion et impuissance. Au dernier moment, il est vrai, sous l’inspiration bienveillante d’un honnête président de la chambre, il y a eu une apparence de tentative, ce qu’on a appelé la tentative des « jeunes, » pour se ressaisir et remettre un peu d’ordre dans l’œuvre législative du Palais-Bourbon, pour ramener, s’il se pouvait, l’assemblée à des discussions d’une utilité précise et pratique ; mais ce n’est plus là visiblement qu’un palliatif ou un procédé empirique, une démonstration vaine qui ne remédie à rien et ne change rien. La réalité reste ce qu’elle est, telle qu’on l’a faite : c’est cette situation troublée, poussée à l’extrême, où, par une sorte de génération spontanée de l’anarchie, s’est élevée subitement cette fortune bizarre, équivoque, d’un dictateur en espérance, qui n’a rien pour lui, — rien, si ce n’est les mécontentemens publics, qui trouvent l’occasion de se rallier sur son nom, et l’impuissance de ses adversaires, qui se sentent déconcertés par ce qu’ils n’ont su ni prévoir ni empêcher.

Que cette fantasmagorie dictatoriale, qui a fait une si brusque apparition dans nos affaires, ne soit qu’un mirage de plus dans une situation amèrement décevante, que le général Boulanger, puisqu’il faut maintenant compter avec lui, ne soit qu’un personnage de circonstance et d’apparence, profitant d’une crise d’anarchie, c’est trop évident. Il a pour lui provisoirement l’avantage de la popularité qui court les rues, d’un nom connu des masses, — et, pour tout le reste, de représenter l’inconnu. C’est sa force dans l’état moral fait au pays ; c’est aussi le danger de ce personnage né de nos troubles, et tous les partis qui ont la prétention d’être sérieux, s’ils sont à demi prévoyans, seraient sans aucun doute également intéressés à combattre ce danger ; mais ce n’est point sûrement avec des mots, avec des protestations et des déclamations révolutionnaires, ou même avec des caricatures, qu’on combattra l’aspirant dictateur avec quelque efficacité : c’est en changeant hardiment la situation où il a pu se produire, en lui opposant l’accord de toutes les volontés sincères, en se rattachant à une politique propre à rallier et à rassurer le pays, à lui rendre la confiance, c’est avec tout cela qu’on peut combattre le fantôme dictatorial.