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d’honneur d’apporter dans ces discussions où nos philosophes, en général, ne mettent pas plus d’estime d’eux-mêmes que de dédain de leurs adversaires. Ils ne disent point d’injures, assurément ; ils ne ressemblent point aux savans allemands ou à nos érudits de l’ancienne marque ; c’est autre chose : une espèce de pitié méprisante et douce pour la faiblesse de l’adversaire, avec un art prodigieux de ne pas voir le fort des idées qu’ils combattent. M. Caro, pour lui, s’est toujours piqué d’exposer avec une entière et parfaite loyauté les doctrines qu’il réfutait ; et quelques-unes de celles d’Auguste Comte, mais surtout celles de Littré, sont plus claires chez lui que chez eux. Il avait cette qualité rare de voir très promptement par où les doctrines nouvelles entamaient la sienne, et cette qualité, non moins rare, de ne pas se dissimuler à lui-même la force et la portée du coup. À cette lucidité d’exposition, il joignait dans la lutte une singulière courtoisie de formes qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas d’engager et de pousser la controverse à fond. On l’appréciera d’autant plus que, dans quelques années, grâce aux façons de discuter qui, de la politique, ont fait irruption jusque dans la critique littéraire ou philosophique, l’attrait des choses passées et des couleurs éteintes sera venu s’ajouter au charme naturel de cette politesse…

Mais, si j’insistais, je reviendrais à parler de l’homme, et, comme je l’ai dit, je ne veux ni ne puis en entreprendre la tâche. Je serai content si j’ai montré en quoi consista la féconde originalité du philosophe et de l’écrivain, quel fut son rôle dans l’histoire des idées de son temps, comment il l’a tenu, et ce que je crois enfin qui survivra de son œuvre. Ceux qui l’ont entendu se souviendront longtemps de l’orateur. On ne reprochera pas trop au philosophe d’avoir cherché dans la critique ou l’histoire de la littérature un divertissement à des travaux dont j’espère que l’on aura vu l’importance en quelque sorte vitale. On regrettera plutôt qu’il n’ait pas eu le temps de mettre la dernière main à son œuvre, en écrivant le livre qu’il avait si longtemps promis sur la Nature et Dieu, et qu’il n’avait plus qu’à écrire, en effet. Mais on fera sa place au moraliste, une place que lui conserveront son Idée de Dieu, ses Problèmes de morale sociale, les deux volumes de Mélanges et Portraits qu’on nous donne aujourd’hui, la sûreté de coup d’œil avec laquelle il a reconnu, comme aussi le courage philosophique avec lequel il a tâché de prévenir la crise où la morale se débat aujourd’hui. Et l’on dira enfin que, dans un temps où ce n’est point par l’élévation ni la sincérité de la pensée que l’on brille, M. Caro du moins a toujours pensé librement et noblement.


F. BRUNETIERE.