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de raison d’être qu’autant qu’elles se rattachaient à la question capitale ou unique de l’origine et de la fin de l’homme. Entre Descartes et Locke, entre Kant et Hegel, entre Auguste Comte et Schopenhauer, ce qu’il s’est donc proposé de faire voir à ceux qui ne s’en doutent pas, à la foule indifférente, c’est qu’il y va d’eux-mêmes, de tous leurs intérêts, des raisons de vivre, et du prix de la vie. Et c’est pourquoi, autant ou plus encore qu’un philosophe, je l’appellerai un Moraliste, — si du moins on donne à ce mot tout ce qu’il a reçu d’extension nouvelle des temps troublés où nous vivons.

Il y a en effet beaucoup de moralistes, qui sont de plus d’une sorte, et il faut dire que le nom s’en obtenait jadis à meilleur marché qu’aujourd’hui. De notre temps même, je ne suis pas sûr que, pour beaucoup de fort honnêtes gens, un Moraliste soit rien de plus qu’un prédicateur de morale usuelle, plus laïque seulement que les autres, et d’autant plus fâcheux, — parce qu’il fait habituellement sa morale sans en être prié. Nous en avons tous connu de cette espèce, qui sévissaient surtout dans les familles ; et il est permis de regretter que, pour les désigner, la pauvreté de la langue ne nous donne pas d’autre mot que celui de Moralistes. Après cela, comme leurs intentions sont les meilleures du monde, et que les noms oubliés, mais respectés tout de même, de Nicole et du bon Rollin plaident encore pour le genre, nous les laisserons à leurs banalités. On prend le mot dans un autre sens, assez différent, et même quelquefois opposé, quand on l’applique, depuis Montaigne et La Rochefoucauld jusqu’à Chamfort ou Rivarol, à toute une lignée d’écrivains, et surtout d’amateurs, qui ont excellé dans l’observation d’eux-mêmes et du monde, ou plutôt de « la société. » Pour ceux-ci, les leçons qu’ils nous donnent, souvent banales aussi, mais toujours pratiques, sont amères comme l’expérience, — car pourquoi ne serait-on pas amer et banal en même temps ? — inutiles d’ailleurs comme elle, et comme elle enfin très propres à nous encourager dans le dégoût de nous-mêmes, des hommes et de la vie. En fait de langue aussi bien que de modes, l’usage est si bizarre que c’est peut-être parce qu’au fond leur morale est de n’en point avoir, qu’on les a moralistes appelés : ils écrivent aujourd’hui dans la Vie parisienne, et quelquefois dans le Charivari. Mais un vrai moraliste, et non pas un faiseur de Maximes et de Réflexions ; mais un écrivain et un philosophe qui comprenne toute la gravité du problème moral, qui en voie toutes les liaisons avec toute l’étendue de la conduite humaine, qui sente la difficulté d’en accorder la solution avec ces principes obscurs et cependant certains sans lesquels il n’y a plus de morale, à ce qu’il semble, ni même de société des hommes ; voilà qui est plus rare qu’un Rivarol avec tout son esprit de cour ou qu’un Rollin avec sa morale de collège, et c’est à qui je propose de réserver l’unique honneur du nom. Il n’y a pas de plus délicate recherche, ni de plus complexe, mais il y en a