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garde de rompre avec lui ; congédier brusquement le chancelier eût été une entreprise aussi hasardeuse que de réformer la constitution de la Prusse et de l’empire. Mais il pouvait craindre qu’on ne lui donnât des ennuis, qu’on ne lui imposât des collaborateurs qui ne seraient ni de son choix ni de son goût, que les changemens qu’on ferait dans la maison ne la rendissent inhabitable, et que s’il parlait de s’en aller, on ne le laissât partir.

Ce qui fait sa force, c’est qu’il ne s’endort pas sur ses victoires et qu’il se défie toujours de sa fortune. Il n’a jamais dit comme César : Ils n’oseront pas ! Il est l’homme des inquiétudes utiles et des précautions opportunes, et c’est par là qu’il a mérité son bonheur. Dans le temps où l’empereur Frédéric n’était qu’un prince impérial à qui on ne disait rien et qu’on ne consultait sur rien, il n’avait de partisans chauds et d’amis déclarés que dans le parti national-libéral, et il était naturel de penser que, lorsqu’il serait monté sur le trône, il recruterait dans ce parti son personnel de gouvernement. M. de Bismarck a paré le coup en se réconciliant subitement avec les nationaux-libéraux. Ils avaient essuyé de grandes défaites électorales, et leurs déconvenues les avaient assouplis. A la veille des dernières élections, le chancelier leur a promis son puissant appui ; il n’en fallait pas davantage pour les regagner. Désormais ils lui appartiennent, corps et âme, eux et leurs journaux ; ils sont ses hommes-liges, prêts à approuver tout ce qu’il voudra ; pour la première fois, il y a un parti de bismarckiens sans phrase. D’avance M. de Bismarck avait fait le vide autour du nouveau souverain ; d’un coup de filet, il lui avait pris tous ses amis.

Il n’était pourtant pas tout à fait tranquille. Il redoute les désagrémens autant que les dangers, et il sentait bien que l’empereur Frédéric III aurait des exigences que n’avait pas l’empereur Guillaume, que le modus vivendi ne serait plus le même, qu’on l’obligerait à réformer ses habitudes, à se réfugier moins souvent à Varzin ou à Friedrichsruhe, et il lui en coûtait beaucoup. Le vieil empereur lui avait donné carte blanche ; il n’intervenait plus que dans des cas exceptionnels et fort rares. On a prétendu qu’il avait conservé jusqu’à la fin sa pleine connaissance, l’entière possession de lui-même. Les Berlinois savent ce qu’ils doivent penser de cette légende. On ne lui annonça qu’en tremblant la mort de son petit-fils de Bade, ou pensait lui porter un coup. Il poussa un sanglot, cacha son visage dans ses mains ; comme il restait immobile, on le crut en syncope ; on constata qu’il dormait profondément. S’il n’est tombé en enfance que dans les dernières semaines de sa vie, son affaiblissement d’esprit datait de loin, et depuis longtemps M. de Bismarck n’avait plus à discuter avec lui. Autre règne, autres mœurs ; le chancelier avait sujet de craindre que Frédéric III ne se mêlât activement des affaires, ne lui demandât des