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trouvera sans doute plus Allemand que Prussien ; son libéralisme, si mitigé qu’il soit, lui fera beaucoup d’ennemis, et à Berlin les haines sont plus féroces qu’ailleurs : ce sont des haines d’araignées. Le fabuliste l’a dit, les délicats sont malheureux. Ils le sont surtout quand ils ont des démêlés avec les brutaux et les coriaces. » Le prince Frédéric-Guillaume était destiné à connaître d’autres souffrances plus cruelles. Qui aurait pu le prévoir ? Il avait alors un air de santé, de vigueur, l’air d’un soldat aimable, et il avait supporté facilement les fatigues de la guerre de Bohême. Au reste, il parlait peu de ses campagnes. Il pensait qu’un prince qui n’a pas fait la guerre est un homme incomplet, mais qu’un prince qui, après l’avoir faite, désire recommencer, est un homme plus incomplet encore.

Ce fut sa générosité même qui le rendit suspect à son père comme à M. de Bismarck. Dans le temps du conflit entre la couronne et le parlement, il se permit de blâmer certains actes, qui lui semblaient illégaux et dangereux. Le roi Guillaume en éprouva la plus vive irritation, et fut sur le point de prendre des mesures de rigueur contre cet insoumis, contre cet homme capable d’agir par sentiment. Après réflexion, on se contenta de l’admonester, et on lui enjoignit de ne plus se mêler de rien. Jamais prince héritier ne fut tenu plus à l’écart des affaires publiques. On ne lui faisait point de confidences, on ne lui demandait jamais son avis. On l’encourageait à voyager, et, quand il ne voyageait pas, on l’autorisait à protéger les savans et les artistes, à s’occuper d’écoles, d’hôpitaux, d’institutions de bienfaisance, de tout, hormis de politique. Cependant, en 1878, après l’attentat de Nobiling, son père dut se décharger sur lui, pendant quelques mois, de la direction des affaires, et la Prusse en conclut que le vieil empereur était en danger de mort. Il était, en effet, gravement atteint, puisqu’il ne put signer de sa main l’ordonnance. Le premier soin du prince devenu régent fut d’éviter un conflit avec le parlement, en lui permettant d’amender la loi contre les socialistes. Il parut se soucier aussi d’apaiser les luttes religieuses, de ménager un rapprochement avec le pape. Le 5 décembre, l’empereur Guillaume remerciait son remplaçant. L’ombrageux souverain avait recouvré la santé, mais il n’était pas guéri de sa défiance, et le prince se renferma de nouveau dans sa silencieuse réserve.

Les gens qui ne comptent pas avec les accidens et avec les maladies se plaisaient à croire que l’avènement de Frédéric III marquerait une ère nouvelle dans la politique allemande, que ce libéral qu’on avait tenu à l’écart des affaires se souviendrait de ses injures et de ses chagrins, qu’il satisferait à la fois ses goûts et ses rancunes en mettant à pied les ministres de son père et en remaniant les institutions. Rien cependant n’était moins probable. Les délicats ne sont pas des audacieux et ne font pas des coups de théâtre. On peut douter que le régime