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j’avais le cœur serré lorsque, devant l’insondable et mystérieuse contingence des événemens prochains, je donnais mes derniers ordres pour lutter jusqu’au bout. Établir une voilure de cape, garnir les pompes, condamner les panneaux, amarrer les hommes nécessaires sur le pont, filer de l’huile, tous ces apprêts familiers à l’Hirondelle, seraient-ils capables de conjurer une catastrophe ? Je ne le croyais pas, car le vent, les eaux, les nuages, semblaient guidés cette fois par la mort elle-même, non point par celle qui laisse une main chère fermer les yeux à ses victimes, mais par celle qui veut un cortège barbare pour ajouter aux affres de l’heure suprême. Et je voyais déjà la mer, bondissant une dernière fois sur le pont, broyer cet unique rempart, et disperser au loin, sous l’écume de lames monstrueuses, les vingt cadavres de mes hommes.

Il est midi ; le vent souffle avec une rage inconnue de nous tous. On se répète à chaque moment qu’il donne sa plus grande mesure, et pourtant, d’heure en heure, il augmente encore. Les nuages fondus par ce vent remplissent l’atmosphère d’un brouillard cuivré ; il fait une obscurité jaune. On ne saurait dire s’il pleut, mais une poussière d’eau salée vole en meurtrissant les visages ; c’est la crête des lames, rasée par le vent, tandis que leur masse creusée en caverne, violemment rabattue, jalonne de blancheurs fumantes le passage des rafales.

La mer se hérisse de vagues hautes, précipitées, roulant comme des furies les unes sur les autres, dans un grondement continu, absorbé par l’infernal chaos, et sur lequel détonne souvent la rupture d’une lame plus puissante qui déferle tout près et remplit l’espace d’une verbération qui résonne jusqu’au fond des poitrines.

A mes oreilles, ces bruits sonnaient comme un glas, et je les écoutais ardemment, comme un agonisant écoute peut-être le dernier écho des bruits de ce monde.

Vers cinq heures, l’ouragan passait dans toute sa force, ce que je puis établir, non par mon seul jugement, car les sensations extrêmes deviennent moins nettement appréciables, mais par la marche du baromètre que je suivais avec soin, sachant combien un semblable document inscrit au moyen d’un appareil enregistreur serait précieux pour la science.

La goélette se cabre devant le choc des grandes vagues, pour tomber ensuite de leur croupe jusqu’au fond d’un abîme ; parfois tout semble perdu, quand l’une d’elles arrondit sur nous sa volute plus haute et plus sombre, masquant pour dix secondes les hordes qui suivent. Chacun, sur le pont, se retient alors à tout ce que peuvent saisir les doigts crispés : bittes, claire-voies ou cordages. Avec le retentissant fracas d’une voûte qui croule, cette masse fond sur l’avant, coiffe tout entier le navire, l’ébranlé et le couche. Une