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Je vois encore, sur le quai de Lorient, un vieillard assis, dont les yeux fixent un ponton sans mâts, sans agrès, oublié ; son front ridé se rembrunit soudain. Songe-t-il peut-être que c’était là jadis un beau trois-mâts sur lequel sa voix avait longtemps vibré dans les commandemens ? Songe-t-il au vieux maître qu’un jour il avait couché dans sa bière et, devant l’équipage découvert, doucement lancé dans les flots ? Ou bien serait-ce au souvenir de ce dernier soir, avant un départ funeste, quand sous un ciel dont l’infini s’ouvrait à la pensée humaine, lui et la compagne qu’il laissait au foyer et ne revit jamais, appuyés au gouvernail, tandis que les marins chantaient sur l’avant, ils retrouvaient ensemble un écho de leur première jeunesse, un rayon du charme qui les avait unis ? Oui, c’est bien cela, regardez-le qui s’en va plus triste et plus courbé.

La saison avançait et les songes finirent devant la préoccupation du retour vers la France ; car si on pouvait compter sur les vents d’ouest qui balaient à cette époque presque tout le parcours, il y avait encore, pour la première centaine de lieues, le risque des brouillards qui dissimulent les icebergs, et, plus loin, une région dangereuse où la plupart des cyclones vont mourir.

Ce fut un regret pour moi de quitter, sans l’avoir mieux vu et connu, le pays terre-neuvien dont j’entrevoyais la poésie sévère, dans cet ensevelissement de mille siècles, sous une couche glacée ; dans cette flotte d’icebergs qui lui rongent la ceinture en charriant des phoques et des ours ; dans la grande pêche au milieu des brumes compactes ; dans le lac sombre et calme qui reflète une forêt de bouleaux et de sapins décimés par les neiges, quelque renne sauvage, ignorant de l’homme, et le bloc erratique, témoin éternel des glaciers disparus, sur lequel une mouette égarée, en chasse de truites, se pose sans bruit.

Il fallait partir, les Terre-Neuviens eux-mêmes, si hospitaliers, si bienveillans, animés d’une vraie sollicitude pour leur jolie visiteuse, nous montraient l’urgence des adieux. D’un jour à l’autre pouvaient survenir les violentes tempêtes, avant-coureurs du régime hivernal qui pèse durant huit mois sur ce pays et lui prête, pour ses meilleures journées d’alors, un soleil impuissant que l’œil peut braver, un disque sans rayons, qui devient rouge ardent lorsque, dit-on, le feu dévore au loin les sapinières rabougries. L’Hirondelle quitta Saint-John le 16 août, et bientôt prise par un grand vent de sud-ouest, elle disparut derrière le brouillard qui veillait au large et qui noya presque subitement dans ses premières fumées la ligne des grands caps, une ombre déjà, mais perceptible encore à travers la nuit. Un souci continuel obsède les marins, dont ce double voile de ténèbres et de brume peut mettre en défaut toute la vigilance, au milieu des obstacles répandus sur