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supérieures, car celles-là méritent toujours ce nom qui procèdent de cette exaltation, tandis que toute œuvre sans poésie reste forcément une œuvre secondaire.

Le public, d’ailleurs, éclairé ou ignorant, ne s’y trompe pas. Il va droit aux peintures qui portent cette marque, leur passant bien des faiblesses, pourvu qu’elles lui communiquent un peu de cette émotion bienfaisante que donne seule la poésie. C’est pourquoi, parmi les tableaux militaires assez nombreux au Salon, dont quelques-uns offrent des mérites réels, par exemple le 9e de ligne à la Moskowa, par M. Le Blant, l’Assaut de Malakof, par M. Moreau de Tours, la Mort de La Tour-d’Auvergne, par M. Paul Leroy, il n’a d’yeux que pour un seul, qui n’est pas le plus éclatant, le Rive, par M. Edouard Détaille. C’est que là, dans ces longues files de troupiers étendus sous leurs couvertures, en plein champ, dormant à la belle étoile, après une rude journée de bataille, le peintre ne lui montre plus seulement le courage matériel, l’énergie corporelle de cette chère et noble armée dans laquelle chacun a quelque part de soi-même, il lui montre encore la vaillance intime de nos petits soldats, cette résignation enthousiaste qui travaille encore leur âme, dans l’affaissement de leurs membres épuisés, et évoque devant eux, comme un encouragement aux sacrifices futurs, les fantômes innombrables des ancêtres victorieux. Pour bien préciser sa pensée, M. Detaille a fait passer, dans les nues, en visions pâles, le cortège triomphant des vieilles armées républicaines. Voilà à coup sûr qui n’a rien de réaliste ; mais en vertu de quelle formule grossière interdirait-on à l’art le droit de faire voir l’invisible et de faire toucher l’impalpable ? N’est-ce pas là, au contraire, sa plus haute mission et la plus heureuse de ses prérogatives ? Il a suffi à M. Detaille de l’affirmer hardiment pour que sa réputation, déjà grande et conquise par des œuvres d’une exécution peut-être plus parfaite, devînt populaire en un seul jour.


IV

Malgré l’affaiblissement général des facultés inventives, malgré l’indifférence sincère ou affectée d’une partie des amateurs, des critiques et des artistes pour les compositions idéales, le besoin du rêve, ce besoin de toute intelligence supérieure, qu’elle soit naïve ou cultivée, se manifeste encore chez bon nombre de peintres. Il est rare qu’un artiste digne de ce nom ne se sente pas, à quelque heure de sa vie, dans les jours d’enthousiasme ou de déceptions, emporté par le désir ou par le regret au-delà de ce qu’il peut Voir et toucher. D’ordinaire, c’est dans la première jeunesse, lorsque le vaste monde paraît encore trop étroit à l’orgueilleuse envergure de