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II

L’an dernier, nous constations l’influence, salutaire sous certains rapports, pernicieuse sous certains autres, exercée sur toute la peinture moderne par les paysagistes, au nombre desquels on doit ranger les peintres de scènes champêtres. Nos campagnards ne font point mine de renoncer à ce rôle prépondérant. Encouragés par les sympathies publiques, excités par les facilités relatives de leur art et par les agrémens d’une existence libre, ils remplissent le Salon de verdures et de fleurs, d’eaux et de ciel, de paysans et de paysannes. C’est tout un petit monde fort actif, bien portant, qui ravit presque toujours par un air de bonhomie et d’honnêteté communicatives. Si la bonne foi devant la nature suffisait pour faire des chefs-d’œuvre, nous les compterions par centaines ; par malheur, il y faut aussi de la réflexion, du choix, de l’étude, de la simplification, de l’ordonnance, toutes choses plus rares ou qu’on dédaigne. Le patriarche juvénile des paysagistes, M. Français, a bien raison de sourire dans sa barbe blanche. Ce n’est pas le tout de se planter, sous un parasol, devant un coin de bois ou un coude de rivière ; il faut encore deviner ce que ce coin de bois ou ce coude de rivière ont à nous dire de particulièrement intéressant, et il faut savoir le leur faire dire en un langage plus clair que leur langage confus par une sélection de traits précis, justes et bien rythmés ; c’est-à-dire qu’il faut être à la fois un observateur, un penseur, un dessinateur, un compositeur, un peintre. Pour devenir un vrai paysagiste, pour entrer dans la famille des Ruysdael, des Hobbema, des Théodore Rousseau, des Corot, il ne suffit pas de contempler avec émotion un de ces magnifiques spectacles forestiers ou maritimes auxquels les plus paisibles bourgeois sont souvent tout aussi sensibles que les poètes les plus raffinés ; une méthode rigoureuse d’analyse et une méthode personnelle de synthèse y sont encore nécessaires. Si l’on ne possède pas cette méthode, on peut, toute sa vie, découper dans la nature des fragmens plus ou moins intéressans ; on ne fera ni œuvre qui porte, ni œuvre qui dure.

Ce que vaut la méthode, M. Harpignies le prouve autant que M. Français. C’est par une série d’études approfondies et opiniâtres, d’une précision rude et âpre, que M. Harpignies est parvenu lentement à se mettre en possession d’un remarquable instrument d’analyse. Son Torrent dans le Var a toutes les qualités du grand paysage. Le site est désolé, sauvage, attristant, presque affreux. Ce torrent provençal ne roule guère, pour le moment, que des flots de cailloux entre des berges de rochers. Çà et là, dans les crevasses