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objectif, semblerait être celui qui exige du peintre le moins d’imagination. Cependant, il n’en est rien. C’est même dans le portrait que les plus grands peintres ont toujours déployé le plus librement leur science d’interprétation. Il semble que ce contact direct avec une physionomie humaine, ce commerce prolongé d’âme à âme, surtout lorsqu’il s’agit d’une personne aimée, surexcite d’une façon particulière leurs facultés d’exécutans. Titien ne se montre jamais plus Titien, Rubens plus Rubens, Rembrandt plus Rembrandt, que lorsque, dans cette lutte serrée avec la réalité, ils se prennent peut-être à douter de la vigueur de leur génie et font un appel suprême à toutes les ressources de leur pinceau. Jamais nos vaillans contemporains, MM. Ronnat et Carolus-Duran, n’ont été plus Bonnat ni plus Carolus-Duran que dans les beaux portraits qu’ils exposent cette année.

Son Éminence le cardinal Lavigerie, par M. Bonnat, est assis, de face, en pied, dans un fauteuil, la plume à la main, près de sa table de travail. Mains vigoureuses, corps robuste, attitude ferme, physionomie à la fois vénérable et séduisante, affable et dominatrice, un air de soldat au repos avec les yeux perçans du diplomate et le prudent sourire de la gravité orientale errant dans sa grande barbe blanche, c’est une figure inoubliable. M. Bonnat, avec la résolution parfois brutale qu’on lui connaît, n’a pas manqué d’en accentuer l’imposante virilité. Le prélat porte une soutane noire, mais le velours de sa calotte est rouge, la moire de sa ceinture est rouge, et de larges bandes en drap rouge bordent son manteau. Tous ces rouges juxtaposés, sans ménagemens, sur un fond sombre, autour du visage éclairé, étonnent d’abord les yeux amollis par les pâleurs fades de presque toutes les toiles environnantes ; toutefois, on se fait vite à ces accens violens de fanfare dont l’harmonie éclatante et mâle s’associe si bien à la vigueur sculpturale du dessin pour déterminer cette image de prêtre conquérant. Le Portrait de M. Jules Ferry, sans faire tant de tapage, est au moins aussi bien réussi. Ce n’est qu’une tête de face, toute en accens bruns et noirâtres, mais une tête vivante et parlante, brossée à fleur de toile avec un entrain rare. Tous les traits caractéristiques de la physionomie si connue de M. Jules Ferry, l’irrégularité du masque, l’inégalité des yeux, le gonflement des paupières, la plissure des lèvres, y sont marqués avec une mâle franchise qui donne à cette puissante improvisation une valeur historique en même temps qu’une valeur pittoresque vraiment exceptionnelles.

En représentant M. Jules Ferry et le cardinal Lavigerie, hommes d’énergie et de volonté, M. Bonnat, peintre d’énergie et de volonté, faisait une besogne conforme à son tempérament ; c’est pourquoi il y a réussi. Dans la vie des portraitistes de profession, il y a des