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L’évocation est puissante, mais l’expression est faible ; la phrase n’est point faite ; elle se termine sur des mots abstraits ; elle n’a pas d’harmonie, pas de plénitude. La voyez-vous faite par Bossuet ou Chateaubriand ? Elle aurait trouvé sa forme, son tour, elle vivrait comme vit un beau vers ; elle se serait enroulée pour jamais dans les mémoires. Excellent écrivain, non grand écrivain. L’excellent écrivain trouve le mot juste ; le grand écrivain trouve l’association naturelle des mots, qui se groupent et concourent ensemble comme les cellules d’un corps vivant et font de la phrase un être animé, à la démarche aisée et rythmique.

Mais encore une idée nette est une chose singulièrement forte et qui va loin. Constant reste le penseur, non le plus vigoureux, mais le plus lumineux de notre âge. Il n’a jamais vu, ou plutôt il n’a jamais voulu voir, les idées sous leurs aspects contradictoires. Il aimait à dire, je le sais : « Ce que vous dites est si vrai que le contraire est parfaitement juste ; » mais il n’a pas voulu faire de cette boutade une méthode. Il aimait mieux voir l’idée très nettement, en tout son détail, par le côté qui lui semblait importer davantage, que d’en faire le tour, se disant peut-être que faire le tour des idées, quand il ne se réduit pas à se promener indéfiniment, aboutit toujours à revenir au point de départ. Il a pris l’idée de liberté, il s’y est attaché, il l’a analysée et scrutée avec une grande force et une grande pénétration de regard ; il l’a épuisée. Il en a si bien vu le fond que c’est chez lui-même que ceux qui n’aiment point ce principe peuvent aller chercher des argumens à le ruiner ; il n’y a que les théoriciens très complets et très logiques qui peuvent suffire comme terrain d’opération à leurs adversaires. Cette idée, elle était en germe au fond de son caractère comme sont toujours nos idées maîtresses ; égoïste inconséquent et maladroit, ce qui lui fait honneur, dans sa conduite, il a fait du libéralisme un égoïsme intelligent, du sentiment religieux une religion intérieure où le croyant, le prêtre et peut-être le Dieu risquent de se confondre en une trinité intime. On peut craindre qu’il y ait dans tout cela un sentiment insuffisant de la solidarité humaine. Mais ceux qui prêchent la solidarité tombent si souvent dans l’inconséquence de la comprendre à leur profit, et la transforment si volontiers en un égoïsme absorbant, qu’on finit par trouver presque de la générosité à un égoïsme plus solitaire.

Et puis, bonne ou mauvaise, salutaire ou périlleuse, cette idée était bien celle du siècle. Déclin des forces de cohésion, mise en liberté des forces individuelles, allégement du joug de l’état, relâchement du lien religieux, carrière ouverte à l’initiative de chacun, c’était le grand fait de l’âge nouveau. Constant n’a que présenté un fait sous la forme d’une idée ; mais précisément c’est son mérite et son service ; car d’abord il est très probable que nous ne faisons