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quelque part ce « sentiment religieux » personnel non associé avec d’autres sentimens religieux personnels, et, ainsi, ne pouvant point perdre avec sa personnalité son excellence. Chose curieuse, Constant l’a essayé. Il a tenté de trouver, dans l’histoire, des religions qui ne fussent que des sentimens religieux, des religions qui ne fussent pas organisées en sociétés religieuses et en gouvernemens religieux, et il a cru les trouver chez les Grecs et les Romains. Il est assez incommode de prouver que les religions grecque et romaine ne fussent pas des religions sacerdotales. Constant s’ingénie : elles n’étaient presque point sacerdotales ; elles l’étaient aussi peu que possible. Il y a bien à dire là-dessus. De ce que les religions grecque et romaine se confondaient avec l’état lui-même, c’est tirer une singulière conséquence que de conclure qu’elles étaient moins légiférantes, moins hiérarchisées et moins autoritaires. Constant se paie ici d’un véritable sophisme. Dans son horreur pour une religion, d’une part organisée fortement, d’autre part indépendante de l’état, et, appelons les choses de leur nom, dans son horreur pour le catholicisme, il s’efforce devoir plus de garanties pour la liberté dans une religion d’état que dans une religion autonome, et il va droit contre ses théories, qui sont que les croyances sont choses individuelles. Il ne trouve pas, chez les Grecs et les Romains, une religion puissante par elle-même, société dans la société, ayant ses lois propres et son gouvernement sur les esprits ; cela lui suffit, et il croit voir la liberté ; parce qu’il ne trouve point, séparés, les deux jougs qu’il est accoutumé à trouver devant lui, il ne s’aperçoit point qu’ils sont confondus, beaucoup plus pesans, en un seul. Et alors se déroule toute la série des conséquences prévues. Les religions grecques et romaines étaient tolérantes. — Soit ; quand on ne les contrariait pas. Quand le polythéisme n’a trouvé devant lui que d’autres formes du polythéisme, je ne vois point trop quelles raisons il aurait eues de les repousser ; quand il a trouvé en face de lui sa négation, le monothéisme, soit philosophique, soit judaïque, soit chrétien, il a fait comme toutes les religions attaquées : il n’a pas été tendre. — Les religions grecques et romaines n’ont pas demandé de sacrifices à l’homme, elles n’ont pas diminué sa personne. — Elles lui ont demandé sa personne tout entière. Elles avaient deux mains, une comme religion, une comme état ; et l’état, au nom des dieux, demandait à l’homme tout son corps, et les dieux, protégés par l’état, demandaient à l’homme toute son âme. La liberté personnelle n’a existé chez les anciens que dans les limites de l’indifférence de l’état et de la religion, comme partout, et, en principe, ce qu’on peut dire de la personne, chez les anciens, c’est qu’elle n’existait pas. — Les religions grecque et romaine n’ont pas connu le Dieu méchant, le Dieu en colère contre l’homme, le Dieu jaloux. — Seulement ils l’étaient tous. La Némésis divine est le fond des croyances antiques.