Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/629

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et toujours provisoire, de la liberté ; mais ne la prenons point pour un principe invariable et irréductible, à quoi il peut y avoir beaucoup d’inconvéniens, et, par exemple, celui de mener droit à l’anarchie. Un libéral systématique est un anarchiste qui n’a pas tout le courage de son opinion ; un anarchiste est un libéral intransigeant. Quand Benjamin Constant s’échappe jusqu’à dire que « la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, » est « usurpatrice et factieuse » en gênant cet unique citoyen dans sa conscience, il affranchit l’homme jusqu’à supprimer l’état. Il décide qu’il n’y a pas de conscience d’état, et, parlant au XIXe siècle après Jésus, je suis de son avis ; mais il décide aussi que la conscience individuelle, qui peut n’être qu’un caprice ou un intérêt, peut tenir l’état en échec et il proclame l’abolition de la patrie. Socrate, si hautement individualiste, à ce qu’il semble, lui répondrait par la prosopopée des lois. Du point de vue historique, on ne risque point de telles erreurs. On voit que la liberté, loin d’être un principe intransigeant n’est pas autre chose qu’une transaction ; qu’elle doit être ménagée comme on ménage et respecte les faits, c’est à savoir quand ils sont considérables. Soyez une force nouvelle très importante dans le corps social, religion, association, opinion, individualité même, si vous êtes de celles qui s’imposent par le génie, je dois savoir, moi état, qu’il faut vous laisser la liberté de votre développement, ne fût-ce que parce que je perdrais beaucoup plus à uses mes forces pour vous détruire qu’à vous laisser vivre. Je suis une force commune qui transige avec des forces particulières, non avec des fantaisies isolées.

Mais voilà un libéralisme bien aristocratique ! — Sans doute et il me semble que c’est une erreur encore de Benjamin Constant de n’avoir pas été quelque peu aristocrate, étant libéral. Ou l’état est un homme qui commande à tous, et c’est le despotisme ; ou l’état est tout le monde commandant à chacun, et personne n’a mieux dit que vous que c’est un despotisme encore. Vous ne voulez ni de l’un ni de l’autre ; entre les deux que supposez-vous ? une charte des droits individuels que personne, ni d’en haut ni d’en bas, ne pourra enfreindre. Il est impossible d’essayer plus franchement de séparer deux colosses ennemis par une feuille de papier. Cette charte, qui la tiendra en main pour l’imposer et la défendre ? — Tout le monde. — Si vous persuadez tout le monde. Non, une charte qu’elle soit, comme dans vos idées, une proclamation des droits ou, comme dans les miennes, un traité transactionnel entre belligérans, doit être mise aux mains d’un corps puissant qui ne soit pas un de ceux qui ont intérêt ou penchant à l’enfreindre. Entre le pouvoir et le peuple, si vous ne voulez être en proie ni au peuple