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en une grande mesure, à se délivrer de lui-même. Elle lui a servi à laisser à la porte du cabinet de travail, quand il prenait sur lui d’y rentrer, une bonne moitié au moins de l’homme absurde qui changeait toujours. Elle lui a permis d’avoir une grande suite d’idées au travers de la vie la plus désordonnée qui ait été. Elle lui a permis d’être un grand écrivain politique, tout en étant un politicien, chose rare, et désormais impossible, mais déjà peu commune au temps dont il était. Elle lui a permis d’avoir des principes très nets, très arrêtés, invariables, tout en menant une existence privée qui n’en admettait guère, et, dans le monde politique, cette existence d’ambitieux toujours pressé qui n’en comporte pas. Thermidorien, homme du Directoire, homme du Consulat, homme des cent jours, rôdant autour des pouvoirs avec l’impatience éternelle d’y entrer, et encore (bien moins souvent qu’on a voulu dire, mais quelquefois, je le confesse), traîné dans un parti par une main trop aimée au moment où il inclinait à un autre ; il s’est montré trop peu scrupuleux sur les alliances et les entourages, et je ne songe pas du tout à l’en excuser. Seulement, il faut le savoir uniquement parce que c’est la vérité, c’est de son bon renom, de sa dignité, si l’on y tient, qu’il faisait ainsi bon marché, ce n’était pas de ses idées. Elles étaient moins vénales que lui ; elles ne l’étaient pas du tout. Son honneur était malléable, son esprit intransigeant. Que ce fût Directoire, Consulat ou cent jours, Constant s’y installait, était de la maison, et puis tranquillement déroulait son programme de politique libérale, qui, lui, ne changeait jamais, n’appartenait qu’à son auteur et n’avait rien de domestique. C’est aussi pourquoi, s’il entrait partout, on lui rendra cette justice qu’il ne restait nulle part. Quand Louis-Philippe paya ses dettes, et qu’il accepta en disant : « Mais je vous préviens que je vous combattrai tout de même, si je vous trouve mauvais, » il courut sur lui un mot terrible : « Il s’est vendu, mais il ne s’est pas livré. » C’est odieux, mais c’est exact, et cela va plus loin que l’intention. Qu’il se ralliât par simple ambition ou pour raison plus basse encore, il y avait quelque chose de lui qu’il ne pouvait livrer, c’étaient ses idées. Elles ne dépendaient ni de ses sentimens, ni de ses passions, ni de ses faiblesses, ni de ses besoins ; elles semblaient ne pas dépendre de lui. Il nous offre ce singulier spectacle d’un homme dont on peut détacher ses idées pour les considérer à part, et, ici, ce serait pour avoir plus ses aises à les admirer.

Et, cependant, de cette première impression, s’il faut retenir quelque chose, il ne faut pas tout garder. Non, les idées de Constant n’ont pas leurs racines dans ses passions ; mais elles ont bien leur source lointaine dans un repli refoulé, plus profond et plus calme, tenant encore à son caractère et n’y tenant que davantage, de sa