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sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et le seul bruit qui se fît entendre était celui de l’herbe glacée qui se brisait sous nos pas. — Comme tout est calme ! me dit Ellénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner ? — Elle s’assit sur une pierre,.. elle se mit à genoux… Je m’aperçus qu’elle priait… — Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’ai peur de me trouver mal. » Voilà la grande manière de Constant. Il compose une scène tout comme il écrit une page de psychologie morale, avec un raccourci savant, un dessin serré, sûr et brusque, avec les deux ou trois traits vigoureux et nets qui sont ceux qui resteraient dans l’esprit du lecteur après qu’il aurait lu plusieurs pages de description copieuse, jugeant que ceux-là suflisent, puisque ceux-là seuls doivent subsister ; peut-être se trompant en ce point et se faisant accuser de stérilité par ceux qui ne lisent qu’une fois, mais écrivant un livre dont chaque page ouvre de longues avenues à nos réflexions et à nos pensées, qu’on trouve plus plein et plus inépuisable à chaque fois qu’on le relit, et qui, aussi bien, a été écrit pour ceux qui relisent.

Et, toutefois, — car enfin faut-il bien que j’y vienne, — je sens, moi ici, un certain manque d’imagination dans ce grand livre, mais non point de celle qu’on lui a reproché de ne point avoir et que je serais peut-être fâché de trouver en lui. Il ne développe pas, et voilà qui est le mieux du monde : c’est au lecteur de développer et de savoir gré à l’auteur de tout ce que le livre lui a suggéré ; il ne fait point de descriptions à côté, inopportunes, de notes d’agrément ; il n’a point d’imagination de remplissage, voilà un titre à la reconnaissance des siècles ; mais aussi il n’a pas non plus toute l’imagination créatrice qu’il faudrait. Cela se voit aux personnages secondaires, qui sont faiblement tracés et qui n’existent presque pas : le père d’Adolphe, qui serait si intéressant, en ce qu’il contribuerait à expliquer Adolphe lui-même, s’il était marqué de traits plus accusés et plus francs ; l’ami de Varsovie, celui qui achève de détacher Adolphe, qui ne donne que l’idée un peu fugitive d’un diplomate aimable et fin, qui n’est qu’un léger crayon et qui se confond un peu dans le souvenir avec le père d’Adolphe lui-même ; l’amie d’Ellénore, enfin, dont le rôle pouvait être si important, la physionomie si curieuse, et qui est à peine dans le roman esquissée en profil perdu. Celle-là surtout, il faut regretter que Constant, du moment qu’il la présentait, n’ait pas su la faire revivre ; il avait l’occasion de faire un portrait de Mme Récamier, et il l’a manquée ! Il l’a même manquée deux fois : une première, en écrivant son roman, en 1806 ; une seconde, en le publiant, en 1816. En 1806,